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Expulsé deux fois de France en dix jours : un citoyen allemand bataille pour assister au contre-G7

Expulsé le 9 août, sur la base d'un arrêté litigieux abrogé peu après, Luc est revenu en France pour y être à nouveau arrêté. Il a été à nouveau expulsé sur la base d'un nouvel arrêté, qu'il conteste. Le ministère de l'Intérieur explique que l'homme est soupçonné d’exactions lors du sommet du G20 à Hambourg en 2017
par Jacques Pezet
publié le 24 août 2019 à 8h27

Question posée par le 23/08/2019

Jeudi dernier, CheckNews racontait l'histoire surprenante de Luc (un surnom), un citoyen allemand arrêté par la police à Dijon le 8 août et renvoyé le lendemain à la frontière allemande. La raison: l'homme faisait l'objet d'une interdiction administrative du territoire, qui lui interdisait de se trouver en France jusqu'au 29 août, en prévision du G7. Le ministère de l'intérieur justifiait cette interdiction par le fait que l'homme «est défavorablement connu dans ce pays en raison de son activisme au sein de la mouvance d'ultra-gauche allemande et pour sa participation à des actions violentes» et notait qu'il «est soupçonné d'être impliqué dans la commission d'exactions à l'occasion du sommet du G7 à Hambourg, notamment des agressions sur les forces de l'ordre» et qu'il a été «contrôlé» en février 2018 près de Bure dans la Meuse, «en compagnie de 15 militants opposés au projet d'enfouissement de déchets nucléaires en couche profonde». Contacté par CheckNews, l'intéressé conteste formellement les accusations de violences à Hambourg.

L'homme résidait en France depuis le début du mois de juillet et avait un contrat de travail de saisonnier dans une exploitation agricole en Bourgogne. Il a également l'habitude de travailler en tant que journaliste pigiste pour la radio libre allemande Radio Dreyeckland, proche des milieux alternatifs de gauche. Le média allemand Telepolis avait évoqué son expulsion, tandis que la Radio Dreyeckland avait dénoncé une atteinte à la liberté de la presse. Interviewé par Radio Dreyeckland, Luc protestait contre son interdiction de séjour en France justifiée uniquement par des soupçons de violences et un contrôle en France.

Le ministère annule l’arrêté litigieux interdisant l’Allemand de territoire

Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Mécontent de ne pas pouvoir se rendre en France, alors qu'il y travaille et qu'il était censé se rendre au contre-sommet du G7 pour Radio Dreyeckland, il conteste l'interdiction administrative du territoire qui fait peser sur lui 3 ans d'interdiction de territoire s'il retourne en France.

Représenté par son avocate, Me Ruef, il attaque donc l'arrêté ministériel devant le tribunal administratif de Paris. Dans une décision consultée par CheckNews, le tribunal administratif de Paris condamne l'état à verser 1000 de frais judiciaires à Luc mais ne statue pas sur l'interdiction administrative de territoire. Et pour cause: le 14 août, le ministère de l'intérieur a abrogé l'arrêté du 18 juillet 2019, qui interdisait à Luc d'être en France et dont il avait uniquement pris connaissance lors de son arrestation le 8 août. Luc a donc été expulsé à cause d'un arrêté litigieux. De fait, une telle interdiction administrative du territoire ne peut être prononcée contre un citoyen européen qui réside en France.

Lors de l'audition, l'avocate comprend toutefois que le ministère de l'intérieur souhaite prononcer un nouvel arrêté contre Luc. Craignant d'être de nouveau expulsé de France, mais souhaitant tout de même savoir s'il peut tout de même travailler comme saisonnier près de Dijon puis se rendre à Hendaye pour Radio Dreyeckland, Luc raconte à CheckNews qu'il s'est rendu lundi 19 août à la frontière franco-allemande, d'abord du côté allemand, à Kehl, puis à l'hôtel de police de Strasbourg pour vérifier sa situation: «ils ont tapé mon nom dans un ordinateur, mais ils n'ont rien trouvé qui m'interdisait d'être en France. J'ai aussi découvert que je faisais l'objet d'une fiche S, alors que je n'ai jamais été condamné en France». Il indique avoir cependant été condamné pour des «délits mineurs» en Allemagne, liés à son activisme politique «de gauche», comme «l'occupation d'un bâtiment».

Luc se rend dans un commissariat Strasbourg pour vérifier sa situation

Ne se voyant signifier aucune interdiction formelle de rester en France, Luc se rend mardi 20 août chez son employeur près de Dijon pour lui expliquer sa situation. Ce jour-là, Radio Dreyeckland publie un communiqué : «Luc, un pigiste de Radio Dreyeckland, a pu entrer en France hier, lundi. La situation n'est toutefois pas claire : malgré les demandes directes des fonctionnaires de la zone frontalière, Luc n'a reçu aucune information sur une décision du ministère français de l'Intérieur. Bien qu'il y ait une nouvelle décision sur son droit de séjour, ni Luc ni son avocat n'ont pu la voir. Tout d'abord, il a été dit que le contenu du nouveau document ne lui serait communiqué qu'en cas de nouvelle tentative d'entrée. Cependant, malgré une visite dans un poste de police français, Luc n'a reçu aucune autre information.»

Le mercredi 21, il se rend à Paris pour prendre le train à Montparnasse en fin d'après-midi afin de rejoindre Hendaye, où se tient le contre-camp du G7. Nous nous sommes entretenus avec lui, ce jour-là, pour la première fois au téléphone. Il ignorait toujours s'il faisait l'objet d'une interdiction de territoire mais estimant qu'elle ne lui a jamais été signifiée et qu'il a fait l'effort de se renseigner le lundi auprès des policiers strasbourgeois, il monte à bord du train.

Quelques minutes après notre entretien avec Luc, le ministère de l'intérieur nous indique qu'«une nouvelle interdiction administrative de territoire a été prise, et a été notifiée à l'intéressé par voie postale, à l'adresse en Allemagne qu'il a déclarée lors de son audition». Nous rappelons alors Luc, qui dément avoir reçu un tel courrier durant les 10 jours où il se trouvait à son adresse allemande, à Fribourg.

Deuxième expulsion en Allemagne depuis Biarritz

Jeudi 22 août, alors que Sud Ouest annonce l'expulsion d'un Allemand arrêté à Saint-Jean-de-Luz et que le téléphone de Luc ne décroche pas, CheckNews appelle son avocate, Me Ruef, qui nous indique qu'il a été arrêté mercredi soir et placé «en rétention, pas en garde à vue», lui aussi à Saint-Jean-de-Luz, mais qu'il n'est pas encore expulsé. Elle n'a pas eu connaissance du nouvel arrêté lui interdisant d'être en France jusqu'au 26 août. CheckNews prend contact avec le ministère de l'intérieur pour avoir des détails sur la nouvelle interdiction administrative de territoire. Quand a-t-elle été décidée? Quand lui a-t-elle été envoyée? En vain: le service de presse de la place Beauvau répète ce qui nous avait été indiqué par mail, sans pouvoir nous donner les dates du nouvel arrêté ou de sa notification à l'Allemand. Tout juste, une porte-parole du ministère nous rappelle que «ce monsieur a commis des choses graves», qui justifient que «dans le cadre du G7, le ministère emploie des moyens juridiques», comme l'interdiction administrative de territoire, «pour empêcher de faire venir des éléments dangereux en France». Qu'a-t-il commis de si grave? Le ministère répond à côté avant d'admettre qu'il s'agit des soupçons de violences à Hambourg et le contrôle près de Bure.

Finalement, ce vendredi 23 août, nous tentons notre chance auprès de Luc, qui décroche son téléphone: «Je suis de retour dans le sud de l'Allemagne. J'ai été expulsé hier soir de Biarritz à Stuttgart dans une sorte de jet privé, après avoir passé 18 heures en rétention administrative. J'ai été emmené dans un centre près de Biarritz [il s'agit du centre de rétention administrative d'Hendaye], dans une pièce où il n'y avait pas de fenêtre. Ils m'ont mis des menottes à plusieurs reprises lors de cinq déplacements, alors que mon avocate m'a dit que ce n'était pas obligatoire parce que je n'étais pas en garde à vue». L'homme explique qu'il a demandé à contacter son employeur, la Radio Dreyeckland pour qui il devait couvrir le contre-G7, et qu'il a présenté sa carte de presse allemande «mais ils n'y ont pas prêté attention». Selon lui, les forces de l'ordre de l'ont empêché de contacter la radio libre pour éviter que l'affaire ne soit médiatisée.

Luc indique que ce n'est que lors de son interpellation et sa rétention près de Biarritz qu'il a découvert le nouvel arrêté du ministère de l'intérieur lui interdisant d'être en France. Il nous a fourni la copie qui lui a été donnée à Biarritz, que nous publions ici. Le nouvel arrêté date du 14 août 2019, soit le même jour que l'abrogation de l'arrêté du 18 juillet, qui avait justifié son renvoi le 9 août 2019.

Une mesure normalement prévue pour lutter contre le terrorisme

Deux choses diffèrent entre les deux arrêtés: le nouvel arrêté lui interdit d'être en France jusqu'au 26 août, alors que le précédent abrogé allait jusqu'au 29; et une phrase a été légèrement changée. Dans la première version du 18 juillet, Luc était présenté comme «de nationalité allemande, et résidant en Allemagne» tandis que le nouveau texte note qu'il est «de nationalité allemande, résidant habituellement en Allemagne et se trouvant actuellement hors de France». Il est exact que Luc n'était pas en France le 14 août, puisqu'il en avait été expulsé… par un arrêté ensuite considéré comme litigieux et abrogé par le ministère de l'intérieur.

Cette nouvelle formulation permet de répondre aux critères de l'article L214-1 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, selon lequel: «Tout ressortissant d'un Etat membre de l'Union européenne, d'un autre Etat partie à l'accord sur l'Espace économique européen ou de la Confédération suisse ou tout membre de la famille d'une telle personne peut, dès lors qu'il ne réside pas habituellement en France et ne se trouve pas sur le territoire national, faire l'objet d'une interdiction administrative du territoire lorsque sa présence en France constituerait, en raison de son comportement personnel, du point de vue de l'ordre ou de la sécurité publics, une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société.» Lorsque le ministère de l'intérieur avait pris l'arrêté du 18 juillet 2019 contre Luc, ce dernier résidait et se trouvait en France depuis le 1er juillet puisqu'il travaillait pour une ferme près de Dijon… d'où l'abrogation de l'arrêté. Profitant de l'expulsion du 9 août, le ministère a donc pris un nouvel arrêté qui lui semble non abrogeable.

Contacté par CheckNews, le professeur de droit public à l'université de Grenoble-Alpes, Serge Slama rappelle que l'interdiction administrative de territoire «est à la base une disposition antiterroriste, qui a été mise en œuvre pour interdire de faire entrer des étrangers ou des citoyens européens, qu'on suspectait de venir commettre des attentats en France». En effet, l'interdiction administrative de territoire a été créée par la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. Pour l'universitaire, son application dans le cas de Luc montre «comment l'état d'urgence a perverti le droit» en utilisant une mesure antiterroriste contre des potentiels manifestants.

Concernant le nouvel arrêté, Serge Slama considère que Luc est entré en toute légalité en France lundi 19 août, puisque l'arrêté du 14 août ne lui a été notifié que le 22 août à Biarritz. De retour à Fribourg, l'Allemand indique avoir reçu un accusé de livraison lui indiquant qu' «une livraison recommandée n'a malheureusement pas été possible le 21 août 2018 à 12h04». Il n'a donc pu prendre connaissance du courrier qu'après son expulsion.

«Il faudrait un miracle pour que la justice prenne une décision contre l’arrêté avant la fin du G7»

Lors de notre second échange, Luc a indiqué à CheckNews qu'il avait demandé à l'avocate Me Jullien Cravotta de le représenter pour contester la nouvelle interdiction administrative de territoire dont il fait l'objet. Puisqu'il se trouvait en France, lorsque l'interdiction administrative du territoire lui a été signifiée, il se pourrait que celle-ci soit de nouveau jugée litigieuse. Interrogé sur une telle possibilité, le ministère de l'intérieur répondait qu'il revenait au tribunal administratif de juger de cela.

Reste à savoir quand le tribunal administratif prendra sa décision. Le pigiste de Radio Dreyeckland paraissait pessimiste sur le délai pour obtenir une décision de justice: «il faudrait un miracle pour que la justice prenne une décision contre l'arrêté avant la fin du G7», qui se tient du samedi 24 au lundi 26 août. Contactée vendredi, son avocate estimait qu'«à ce stade il m'est impossible de vous dire à quelle date il sera statué sur cette affaire».

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