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Brégançon

Comment le président français a marqué des points au Kremlin

Si Poutine aurait préféré voir Fillon accéder à l’Elysée et si la méfiance demeure, la diplomatie pragmatique de Macron permet d’amorcer un dégel.
par Julian Colling, correspondance à Moscou
publié le 18 août 2019 à 20h16

Janvier 2016, ambassade de France en Russie. Devant un parterre d’hommes d’affaires installés à Moscou, un jeune ministre de l’Economie français, Emmanuel Macron, fait sensation en assurant qu’il est pour la levée rapide des sanctions occidentales contre la Russie décrétées après l’annexion de la Crimée et le conflit dans l’Est ukrainien. Trois ans et demi plus tard, c’est le même Macron qui s’apprête à recevoir le président russe au fort de Brégançon pour un nouveau tête-à-tête, profitant du silence diplomatique de l’Allemagne dans la gestion européenne du «dossier» russe.

Une évolution qui paraissait pourtant peu évidente lors de son arrivée à l'Elysée en 2017. Succédant à une mandature Hollande plombée par de lourds dossiers comme la Crimée ou la Syrie, Macron doit alors repartir de zéro, sur le champ de ruines des relations franco-russes. «Poutine et Hollande ne se parlaient plus, c'était devenu très compliqué», se souvient une source diplomatique à Moscou.

Bonne surprise

A l'époque, Macron n'est clairement pas le favori du Kremlin. François Fillon, plus russo-compatible, a très nettement sa préférence et l'homme fort de la Russie n'hésite pas à en faire l'éloge. «Lors de son arrivée au pouvoir, Macron a d'abord été vu avec perplexité, confirme la politologue russe basée en France Tatiana Stanovaya. Trop inexpérimenté, faible et dépendant des Etats-Unis… Les Russes ne voyaient pas d'avancée majeure possible avec lui. Les griefs étaient également d'ordre émotionnel.» Avant même son élection, des boules puantes russes émergent, sous la forme des fuites de mails (les «MacronLeaks»), mais aussi de rumeurs sur sa vie privée et de campagnes négatives dans la presse officielle russe et ses relais en France. «Cela a laissé des traces, explique le directeur de l'Observatoire franco-russe à Moscou, Arnaud Dubien. Aujourd'hui, les députés de La République en marche en parlent encore. La réception de Marine Le Pen en mars 2017, après l'affaire Fillon, était également un geste très maladroit.»

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L'arrivée de Macron est donc accueillie, c'est un euphémisme, avec une circonspection peu chaleureuse des Russes. Mais le gel ne dure pas. «Ils se sont trompés», dit Arnaud Dubien, car dès le 29 mai, trois semaines après son arrivée à l'Elysée, «Macron étonne tout le monde en invitant Poutine à Versailles», une bonne surprise pour les Russes. La conférence de presse commune versaillaise est marquée par les piques envoyées par Macron à la chaîne Russia Today et au site d'information Sputnik, à côté d'un Vladimir Poutine le visage fermé. Mais l'invitation a le mérite de crever l'abcès.

Pragmatique

Peu d’avancées sérieuses sont pourtant notables depuis. Les épineux dossiers qui avaient vampirisé la relation bilatérale sous François Hollande (annexion de la Crimée, Donbass, Syrie ou Iran) demeurent. Et de nouvelles tensions apparaissent : de l’affaire Skripal au détroit de Kertch, au large de la Crimée, en passant par la République centrafricaine. Ce qui n’empêche pas Emmanuel Macron de confirmer sa venue au Forum économique de Saint-Pétersbourg pour l’année suivante, en 2018.

En juin 2017, il dévoile une doctrine géopolitique plus pragmatique qu'attendu, parlant du néoconservatisme (antirusse) - largement répandu chez les diplomates français sous Sarkozy puis Hollande - comme d'une «idéologie importée en France depuis dix ans». Sa volonté de dégel de la relation franco-russe est affichée. Et l'europhile Macron dévoile une facette empreinte de realpolitik. «La relation a beaucoup évolué en deux ans, dit Tatiana Stanovaya. Particulièrement depuis ce début d'année 2019. Et puis de nombreux officiels russes voient toujours les deux pays comme fondamentalement amis et partenaires, depuis toujours.»

Arnaud Dubien évoque un épisode peu connu : «Juste avant la finale de la Coupe du monde de football, en juillet 2018 à Moscou, Poutine et Macron se voient, assez longtemps, avec des spécialistes du cyberespace notamment. C'est peut-être là qu'il faut situer le début du réchauffement concret. Ils se parlent beaucoup.» Une semaine après, les deux pays lancent une opération humanitaire conjointe dans la Ghouta orientale, en Syrie. «Cela va beaucoup mieux qu'avant», assure une source diplomatique française.

«Naïf et ambitieux»

La perception du jeune leader français par les Russes aurait donc largement évolué depuis deux ans. «Il présente une vision réaliste, balancée, cherchant à équilibrer le plus possible l'attachement aux valeurs, aux droits de l'homme, et la poursuite des intérêts de la France», explique le directeur des études françaises au Haut Collège d'économie de Moscou, Youri Roubinski. «Macron s'est montré plus habile et crédible que prévu, acquiesce le président du Russian Council et spécialiste des relations franco-russes, Andreï Kortounov. Il est désormais vu comme plus terre à terre et pragmatique que ses prédécesseurs, Hollande en tête, pour lequel Poutine n'avait pas une grande estime.» Une forme de respect mutuel se serait esquissée.

«Le président russe est là depuis vingt ans. Des dirigeants mondiaux et français, il en a vu passer ! ajoute Fiodor Loukianov, membre du Conseil de sécurité et de défense russe. Difficile de l'impressionner. La seule chose qui compte à ses yeux, c'est si un dirigeant va pouvoir réellement agir, ou si ça ne reste que de belles paroles.» Si Macron, qui a pris l'initiative d'améliorer les relations bilatérales franco-russes, peut être vu en Russie comme un président de meilleure composition pour remonter la pente, Moscou ne s'enflamme pas pour autant. «Il y a toujours des doutes sur son vrai pouvoir, explique Tatiana Stanovaya. Macron est aussi toujours vu comme naïf et ambitieux, pensant qu'il va pouvoir tout accomplir, mais fonctionnant sur le mode "beaucoup de bruit pour peu de résultats".» Les dossiers chauds ne manquent pas. Afin de contrer l'escalade verbale des Etats-Unis, l'Iran pourrait être un point de convergence, pour sauver à tout prix ou repenser l'accord sur le nucléaire. Un conseiller diplomatique de l'Elysée expliquait récemment que la Libye devenait aussi un dossier avec de possibles intérêts convergents.

«Pas d’illusions»

Signe de bonne volonté, Paris a poussé pour la réintégration de la Russie au Conseil de l'Europe. Surtout, «la rencontre au fort de Brégançon aurait pu ne pas se produire du tout, rappelle Arnaud Dubien. Si elle arrive maintenant, il y a une raison majeure : l'Ukraine. La fenêtre de tir pour parvenir à quelque chose, c'est maintenant, avec l'élection du nouveau président, Volodymyr Zelensky. Si rien de concret n'émerge de cette réunion, on ferme le ban pendant un long moment.» En cas de discussion fructueuse, une rencontre en «format Normandie» (Allemagne, France, Russie et Ukraine) pourrait se dérouler à l'automne, estiment plusieurs analyses.

Plusieurs autres signes témoignent d’un souffle favorable au réchauffement, comme la récente rencontre entre les deux Premiers ministres Dmitri Medvedev et Edouard Philippe au Havre. La France et la Russie pourraient aussi vite réactiver un format «deux plus deux» (rencontre des ministres des Affaires étrangères et de la Défense), que Moscou n’utilise qu’avec le Japon et l’Italie parmi les pays du G7. La Russie voit aussi d’un bon œil la nouvelle nomination, comme chef de service à l’administration centrale du ministère de l’Europe, d’un ancien conseiller à l’ambassade de France à Moscou (et récent ambassadeur en Serbie), Frédéric Mondoloni. Ainsi que l’arrivée au poste d’ambassadeur à Kiev d’Etienne de Poncins, filloniste peu soupçonnable de sentiments antirusses.

«Mais les deux pays ne se font pas énormément d'illusions, tempère Loukianov. Ils ne sont pas la priorité l'un pour l'autre.» La France reste perçue à Moscou comme un pays affaibli, qui a abandonné de surcroît une part de sa souveraineté à une Union européenne libérale honnie au Kremlin. «Poutine souhaite néanmoins garder le contact avec l'Europe. Et s'il a un message à faire passer, il n'y a pas meilleur messager actuellement que Macron», résume Andreï Kortounov.

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