Scandale dans les Ehpad. Avec la publication ce mercredi 26 janvier du livre-enquête Les Fossoyeursde Victor Castanet, le groupe d'Ehpad privé Orpea fait l'objet de plusieurs accusations. Nombreux témoignages de familles et d'employés à l'appui, le journaliste fait état de maltraitances, de négligences et de dérives dans ces établissements, où le mot d'ordre serait celui de faire de l'argent, d'après les signalements.

S'il y a lieu d'ouvrir une enquête, je l'ouvrirai. Je ne tremblerai pas

Après trois ans d'enquête et 250 entretiens, cette investigation dévoile les dessous du groupe Orpea, qui se qualifie de "leader mondial" du secteur de la dépendance. Le groupe affiche des services luxueux, dont les prix varient entre 6 500€ et 12 000€ par mois. "380 euros par jour et par personne, soit six fois le tarif moyen d’un Ehpad", rappelle Victor Castanet dans son ouvrage.

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Ouverture d'une "enquête flash"

Lundi 24 janvier, alors que Le Monde dévoilait quelques extraits, l'enquête et ses révélations ont atteint la sphère politique. En premier lieu, le ministre de la Santé, Olivier Véran, s'était exprimé sur LCI le 25 janvier : "s'il y a lieu d'ouvrir une enquête, je l'ouvrirai. Je ne tremblerai pas". Quelques heures après, à l'Assemblée nationale, le ministre de la Santé annonce avoir lancé une procédure pour obtenir d'Orpea "des réponses" sur ces "allégations graves".

Puis, mardi soir, la ministre déléguée chargée de l'Autonomie Brigitte Bourguignon a indiqué dans un communiqué qu'elle allait convoquer le directeur général "dans les plus brefs délais, afin qu'il explique la situation dans les Ehpad du groupe". "J’ai une pensée émue pour les résidents d’Ehpad, leurs familles et les professionnels", a-t-elle ajouté.

Enfin, mercredi 26 janvier sur RMC, elle a confirmé l'ouverture d'une "enquête flash sur le suivi des contrôles effectués en 2018".

Jean-Christophe Romersi, directeur général France d’Orpea, a quant à lui annoncé "l'ouverture d'une enquête interne" pour "chercher à comprendre la situation", cite Libération.

Maltraitances en série

Le journaliste-auteur, Victor Castanet, a recueilli des témoignages forts d'employés décrivant un véritable enfer à l'intérieur de ces Ehpad. 

Saïda Boulahyane, auxiliaire de vie, a témoigné des conditions de travail et de vie dans l'un des établissements Orpea en France. "Dès que je suis arrivée dans cette unité, dès que l’ascenseur s’est ouvert, j’ai compris que quelque chose n’allait pas. Déjà, il y avait cette odeur de pisse terrible, dès l’entrée. Et je savais que c’est parce que [les résidents, ndlr] n’étaient pas changés assez régulièrement."

C'était trois couches par jour maximum. Et pas une de plus. Peu importe que le résident soit malade

Un constat qui ne fera que se confirmer par la suite pour la soignante, notamment à cause des rationnement du matériel de première nécessité : "je suis restée près d'un an là-bas et je ne vous dis pas à quel point il fallait se battre pour obtenir des protections pour nos résidents", explique-t-elle, "nous étions rationnés : c'était trois couches par jour maximum. Et pas une de plus. Peu importe que le résident soit malade, qu'il ait une gastro, qu'il y ait une épidémie. Personne ne voulait rien savoir".

Les détails de la toilette des résidents glacent le sang. L'une est prévue le matin, une autre à 14h, et enfin une dernière le soir. Mais si l'un des résidents se faisait sur lui, elle se disait "contrainte de le laisser dans ses excréments pendant plusieurs heures", relate Victor Castanet dans son livre.

Un service qui, si les faits sont avérés, mettrait à mal aussi bien la santé physique que mentale des résidents. D'après un document interne qui liste les réclamations des familles, ce genre d'agissements ne seraient pas isolés.

Victor Castanet explique avoir eu accès à l'un des documents recensant les doléances et revendications de plusieurs familles pour les années 2016 et 2017. "La fille d’une résidente du deuxième étage réclame davantage de changes", une famille "regrette qu’il n’y ait pas d’infirmière de nuit. Une autre, encore, souligne le temps de réponse anormalement long aux appels des malades. Au moins six autres familles se plaignent de soins d’hygiène non satisfaisants."

Une mauvaise gestion qui, selon l'auteur, viendrait de "l'état-major du groupe". La direction serait ainsi soucieuse "de rentabiliser au mieux ses établissements en contraignant les équipes à limiter les frais." Rentabiliser donc, au détriment de la santé et du bien-être des résidents.

Le décès d'une écrivaine 

Un décès en particulier, celui de l'écrivaine Françoise Dorin, a attiré l'attention de l'auteur. Elle était résidente de l'établissement Bords de Seine, mais elle n'y est restée que très peu de temps. En 2018, trois mois après son arrivée, elle serait morte des suites d'une escarre mal soignée.

C'est le temps qu'il leur a fallu pour laisser une escarre dégénérer et finir par faire la taille de mon poing

À nouveau, le traitement, le suivi et la prise en charge de la patiente ont été dénoncés par la famille de l'écrivaine. "Françoise Dorin est rentrée dans cet établissement il y a moins de trois mois. C'est le temps qu'il leur a fallu pour lui faire perdre 20 kilos et l'usage de la parole", déplorait Thomas Mitsinkides, petit-fils de la résidente. Ce dernier a laissé un avis Google au vitriol à propose de l'établissement.

"Si vous voulez vous débarrasser des gens que vous aimez, à moindres frais, il y a une place de libre désormais au 2e étage, à gauche de l'ascenseur...", commence-t-il, "C'est le temps qu'il leur a fallu pour laisser une escarre dégénérer et finir par faire la taille de mon poing. C'est le temps qu'il leur a fallu pour la mener à un état irréversible. Oh oui ! C'est joli. C'est cosy même. On vous vantera volontiers les balnéo et le confort des chambres. On vous fera des courbettes et des grands sourires. On vous fera croire que tout est sous contrôle... La vérité c'est que l'établissement à plus de 7 000€ le mois n'est pas un organisme de santé mais une entreprise à but lucratif."

Ainsi, Les Fossoyeurs, révèle comment, en quelques semaines, l'état de Mme Dorin s'est dégradé, et met très clairement en cause le suivi médical de la résidente. Ainsi que le manque de transparence envers sa famille.

Pendant un temps, Sylvie Mitsinkides, la fille de l'écrivaine a pensé à médiatiser l'affaire et à porter plainte. Finalement elle s'est abstenue : "Orpea est un groupe international. Ils ont une armada d’avocats, des méthodes que je devine très agressives. Je ne faisais pas le poids face à eux. Mais lorsque votre livre [Les Fossoyeurs] sortira, peut-être que j’en aurai la force".

Ce mercredi 26 janvier, elle était l'invitée de RTL. "Je pensais bêtement qu'elle serait au mieux dans cet établissement, et j'ai eu l'impression qu'on avait bafoué ma confiance, et je m'en suis voulu, j'ai culpabilisé et je leur en veux aussi pour ça, pour ma culpabilité", a-t-elle confié à l'antenne.

Protégé par un ancien ministre

Une situation qui n'auraient pas du tout inquiété les dirigeants du groupe. Pourquoi ? Victor Castanet a peut être trouvé l'une des réponses. Au cours de son enquête, il s'est aperçu d'une certaine proximité entre des membres de la direction et un certain ancien ministre de la Santé, Xavier Bertrand.

Qu'est-ce que vous voulez de plus ? Au-dessus, il ne reste que Dieu. Et encore, pas sûre qu'il nous aurait été aussi utile

Une piste qui sera confirmée par plusieurs sources dont Patrick Métais, ex-directeur médical de Clinéa, la branche "cliniques" du groupe. "Vous comprenez maintenant, Victor, pourquoi on se sentait tout-puissant chez Orpea ? On avait le ministre de la santé de l'époque dans notre poche", confie-t-il dans le livre. "Qu'est-ce que vous voulez de plus ? Au-dessus, il ne reste que Dieu. Et encore, pas sûr qu'il nous aurait été aussi utile."

Des révélations qui impliquent notamment des aides dans les financements. "Quand il n'y avait vraiment plus d’autres solutions, alors Marian [le docteur Jean-Claude Marian, l'un des fondateurs, ndlr] faisait appel à Bertrand.[...] Je pense que, plus encore que sur les autorisations, Bertrand nous aidait à être financés".

Des accusations que Xavier Bertrand, contacté par le journaliste, conteste fermement. 

Orpea contre-attaque

Pendant son enquête, Victor Castanet dit avoir essuyé des refus de témoigner de la part des dirigeants d'Orpea. Néanmoins, dans un courriel daté du 8 mars 2020, la directrice du service de communication du groupe dénonce une "enquête à charge" avant d'écrire : "nous nous interrogeons sur ce qui anime vos recherches et sur votre attitude systématique de dénigrement."

À la sortie des extraits dans Le Monde, la direction a réagi lundi 24 janvier au soir, dans un communiqué : "nous contestons formellement l'ensemble de ces accusations que nous considérons comme mensongères, outrageantes et préjudiciables".

Le groupe souhaite rétablir "la vérité des faits" et a saisi des avocats pour engager "toutes les suites, y compris sur le plan judiciaire". Pour le directeur général de la compagnie, Yves Le Masnes, ces témoignages seraient faits uniquement par des anciens employés qui auraient nourri une "rancœur" contre le groupe. 

"Nous n'avons jamais demandé le moindre rationnement. Il n'a jamais été question de sacrifier la moindre prise en charge, ça ne correspond ni à nos directives, ni à nos valeurs", s'est justifié le directeur général France, Jean-Christophe Romersi, cité par FranceInfo.