3681 Une Poutine
Daniel Hertzberg

Une de L'Express de l'édition du 20 janvier 2022.

Daniel Hertzberg

Guerre ou paix ? Contrairement à son illustre ancêtre, connu pour son humanisme, Piotr Tolstoï opterait plutôt pour le premier choix : "La Russie doit retrouver les frontières de l'empire russe", a tempêté le vice-président du Parlement, le 13 janvier. A Moscou, cet impétueux politicien n'est pas le seul à tenir un tel discours. Alors que les émissaires russes discutaient, la semaine dernière, de l'avenir de la sécurité européenne avec leurs homologues américains, les nationalistes se déchaînaient sur les réseaux sociaux. "A l'époque des duels, l'étiquette exigeait que l'on propose aux adversaires, avant le combat, de faire la paix et de ne pas tirer. Nous en sommes là", écrivait, ce même 13 janvier, Margarita Simonian, proche du Kremlin et patronne de la chaîne RT.

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L'échec des pourparlers ne risque pas de calmer ces va-t-en-guerre. Les Américains ont opposé une fin de non-recevoir aux exigences du Kremlin - engagements de l'Otan à ne plus s'étendre vers l'Est, notamment en Ukraine, et à cesser toute activité militaire dans les pays de l'ex-URSS. Objectif de Moscou : créer une zone tampon avec l'Occident... et y rétablir son influence.

Poutine, un "joueur de poker"

Depuis plusieurs mois, Vladimir Poutine maintient des dizaines de milliers d'hommes à ses frontières, laissant planer l'éventualité d'une intervention. Difficile d'anticiper ses décisions, alors que la tension est montée d'un cran, après la cyberattaque massive qui a paralysé plusieurs sites gouvernementaux ukrainiens, vendredi. Le président russe est maître dans l'art de brouiller son jeu. "Avec lui, les choses sont compliquées, décrypte l'ancien ambassadeur Gérard Araud. Il a un côté aventureux. Dans une interview, un général russe racontait qu'il avait lu le dossier qui retraçait sa carrière au KGB. Il y était écrit qu'il 'prenait trop de risques'. Cela s'est vérifié en Géorgie, en Ukraine, en Syrie et ailleurs. Poutine n'est pas un joueur d'échecs, mais un joueur de poker."

Le président russe sait que les Américains et les Européens n'interviendront pas militairement en Ukraine. "Il voit que Joe Biden a d'autres priorités et que l'Europe est divisée, avance Andrew Weiss, vice-président de la fondation Carnegie. Il peut estimer que le moment est propice. Sur le fond, Moscou considère l'Ukraine comme une menace, qu'il vaut mieux gérer maintenant que plus tard, lorsque les forces ukrainiennes seront mieux équipées."

Coût très élevé pour le Kremlin

Chez les "poutinologues", un sujet semble en tout cas faire consensus : le président russe n'a aucune intention d'occuper le territoire ukrainien. "Les conséquences en seraient terribles et l'on ne voit pas quels bénéfices retirerait la Russie à s'engager dans une guerre partisane contre une population hostile", estime Andreï Kortounov, directeur du Conseil russe des affaires internationales, un think tank proche du Kremlin. L'hypothèse de frappes aériennes, qui neutraliseraient les capacités offensives ukrainiennes, est souvent évoquée. Tout comme "une coupure du gaz russe, qui pourrait provoquer une crise politique à Kiev, suggère l'historienne Françoise Thom. Moscou tenterait alors d'y installer un gouvernement fantoche." "Mais le coût serait très élevé pour Poutine", nuance Igor Delanoë, directeur adjoint de l'Observatoire franco-russe, à Moscou.

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Sur le papier, la batterie de sanctions économiques brandies par les Occidentaux semble dissuasive. Mais est-ce vraiment le cas ? Déconnecter la Russie du réseau de paiement international Swift ferait mal à la Russie, mais ne la mettrait pas à genoux. Coupés de ce système en 2018, les Iraniens ont trouvé des solutions, comme payer les transactions en bitcoins. Renoncer au nouveau gazoduc Nord Stream 2, construit entre la Russie et l'Allemagne ? Il faudrait convaincre les socio-démocrates allemands et, en premier lieu, le chancelier Olaf Scholz...

Un homme pressé

Un règlement diplomatique est-il encore possible ? "Je ne vois aucune raison de se réunir à nouveau", a prévenu le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Riabkov, à l'issue des négociations. Pourtant, il y a quelques signes encourageants. Le Kremlin semble prêt à reprendre les négociations avec la France, l'Allemagne et l'Ukraine au sein du format dit "Normandie". "Relancer les accords de Minsk, notamment son volet politique, jamais mis en oeuvre, pourrait constituer une porte de sortie", poursuit Igor Delanoë.

Cela suffira-t-il à Vladimir Poutine ? Au pouvoir depuis plus de vingt ans, le président russe n'a eu de cesse, dans les ex-républiques soviétiques qu'il contrôle encore, de soutenir les autocrates en place - Biélorussie, Kazakhstan... Pour rester dans l'histoire comme "l'homme qui a redonné sa grandeur à la Russie", il doit maintenant ramener l'Ukraine dans le giron russe. En Russie, la création de deux "républiques" dans le Donbass n'est pas considérée comme une victoire du Kremlin, mais plutôt comme une reculade catastrophique - si l'on excepte l'annexion de la Crimée, perçue comme un "lot de consolation". Ancien pays frère, l'Ukraine est devenue un Etat hostile, dont l'identité nationale se forge désormais dans "l'antirussisme". Poutine, qui fêtera ses 70 ans à l'automne, pense-t-il pouvoir inverser le processus ? "Il sait qu'il n'a plus beaucoup de temps devant lui, rappelle Andrew Weiss. Pourquoi s'arrêterait-il maintenant ? Surtout si personne ne se met en travers de sa route..."

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