Menu
Libération
Chronique «Comment ça s'écrit»

David Grossman, au nom de la mère partie

Comment ça s'écrit ?dossier
par Mathieu Lindon
publié le 23 octobre 2020 à 17h06

C'est une histoire de famille, mais quelle famille, et quelles histoires. Le nouveau roman de David Grossman, né à Jérusalem en 1954, s'intitule La vie joue avec moi et tourne autour de trois femmes de trois générations, la maternité n'étant la spécialité d'aucune. Il y a Guili la narratrice au «prénom problématique de quelque façon qu'on l'envisage - surtout utilisé à l'impératif ("Réjouis-toi !")», qui est la petite-fille. «Une paria de l'enfantement, voilà ce que je suis.» Celle qu'elle appelle «ma propre mère au sens technique» l'a abandonnée enfant, quittant toute la famille en disant : «N'ayez pas le culot de me chercher !» Cette mère a elle-même le sentiment d'avoir été abandonnée à six ans et demi par la sienne, arrêtée et torturée par la police antistalinienne du maréchal Tito dans sa patrie yougoslave, avant d'arriver en Israël. La mère à la grand-mère : «Sans doute ai-je manqué d'expérience avec les enfants ? grince Nina. Et si tu me donnais des cours particuliers ?»

Cette grand-mère est la personnalité centrale. Elle s'est sentie «la mère adoptive» de son jeune gendre qui, à cause de l'accent, entend «mère abortive» : «En matière de maternité, c'était un total analphabète quand Véra fit irruption dans sa vie» - l'incipit du roman apprend que la mère de Raphaël est morte après une longue maladie, quand il avait quinze ans, «et le délivra ainsi des souffrances qu'elle avait endurées». L'absence est le principal lien de Nina avec les siens et, via Alzheimer, va s'inviter en elle-même. Et la famille ! «Sans aucun doute, nous offrons une interprétation inédite du concept "famille".» Quand la narratrice évoque «une famille équilibrée», elle ajoute immédiatement : «alors, là, Guili, chapeau pour l'oxymore !». «Famille improbable, certes, mais famille tout de même», écrit plus de deux cents pages plus loin celle qui regarde Raphaël et Nina ensemble («à leur manière dérisoire et lamentable, ils étaient mes parents») et a une révélation. «Et d'un seul coup, cette idée me tétanise : ces deux-là continuent à me fabriquer.» Qu'ont-elles donc toutes fabriqué au fil de ces trois générations ?

David Grossman raconte dans les Remerciements de fin de volume que «Eva Panic-Nahir, qui a inspiré le personnage de Véra, était une femme célèbre et admirée en Yougoslavie» rencontrée au siècle précédent et qui «voulait que j'écrive l'histoire de sa vie, et celle de sa fille». «Une amitié profonde s'est nouée entre Eva et moi, il était impossible de ne pas l'aimer et de ne pas admirer sa force de caractère et son humanité. Comme il était aussi difficile, parfois, de ne pas bouillir de rage devant sa rigidité idéologique et inébranlable.» A l'intérieur du roman, ça donne : «La grand-mère et le loup sous un même pelage.» Et l'écrivain de remercier la mère et la fille pour leur générosité de lui avoir laissé «l'entière liberté de rédiger l'histoire mais aussi de l'imaginer et de l'inventer» au sein de ces biographies particulières. Une fois, écrit la narratrice de La vie joue avec moi, Nina a dit à Raphy «qu'on pouvait écrire deux biographies entièrement différentes : l'une sur sa personne, l'autre sur son corps». Et ce sont les caractéristiques admirables et exaspérantes de Véra qui font que l'intrigue du roman repose sur un présupposé à la fois dramatique et ironique, comme si l'héroïne était confrontée à un choix que n'importe qui estimerait savoir trancher pour le mieux - et que pour elle, toute dévouée à son amour, l'idée même d'un choix ne se pose pas, tranchant à l'inverse de n'importe qui.

C'est aussi que les choses sont difficiles quoi qu'on fasse et quoi qu'il soit arrivé. Nina : «Peut-être que la vie n'est pas vraiment faite pour tout un chacun.» Nul doute, en tout cas, qu'il y faille «une once d'autodestruction positive». Et Véra s'en prenant aux membres croyants de sa famille juive israélienne : «Et chaque matin, je redis merci, pas à Dieu, à Dieu ne plaise, et commence pas à me chercher des poux, Schleïmalè, pas question ! T'as pas raison, et je vais te dire pourquoi, parce que si Dieu existait, ça fait longtemps qu'il aurait dû se suicider.» Juste tendre la main est une aventure. Les futurs parents de Guili : «Et c'est ainsi qu'il est resté, la main tendue, pendant quarante-cinq ans.» Le futur mari israélien de Véra : «Il lui tendit la main d'un geste abrupt comme s'il dépliait un double-mètre de menuisier.» Et David Grossman, l'auteur du Livre de la grammaire intérieure (Seuil, 1994), de faire écrire à sa narratrice : «Qu'on me pardonne l'emploi de la troisième personne adopté ici tout à trac : la première personne souffre trop.»

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique