ELLE. Comment définiriez-vous cette notion de « génération offensée » ?                

Caroline Fourest. C'est cette génération Y, plutôt sympathique, qui se veut « réveillée » (« woke », en anglais) contre les discriminations, ce qui est évidemment formidable. Sauf qu'elle peut verser à tout moment dans la censure et le lynchage si on lui dit que quelqu'un a commis un « blasphème » jugé « raciste » ou si on l'accuse du péché d'« appropriation culturelle » qui consiste à refuser qu'on emprunte les codes d'une culture, même pour lui rendre hommage.                

ELLE. Comment est-on passé de slogans soixante-huitards tels que « Il est interdit d'interdire » à la « cancel generation » (de l'anglais « supprimer ») ?                

Caroline Fourest. Cette « génération offensée » s'emballe vite. Elle ne tient compte ni du contexte ni de l'intention. Au point de tout mélanger : l'hommage et le pillage. Elle se croit très antiraciste. En réalité, elle est dévorée par l'identitarisme. Elle voudrait que les féministes blanches ne parlent ni du voile ni de l'excision, que seuls des musiciens noirs chantent du jazz, que les personnages de cinéma soient joués par des acteurs qui ont le même ADN, la même sexualité ou la même identité…                

ELLE. Cette confusion, qui tourne parfois à l'intimidation, est-elle favorisée par les réseaux sociaux ?               

Caroline Fourest. Clairement. Sur Internet, le feu prend à la moindre polémique pour « appropriation culturelle ». Les stars s'excusent du matin au soir. Les marques, qui ont tellement peur du boycott, cèdent au moindre buzz négatif. À tort, quand il s'agit de s'inspirer d'autres cultures, de métissage et non de pillage. Ou à raison, quand elles s'inspirent d'un motif ou d'un vêtement traditionnel au mépris d'une forme de copyright.                

ELLE. Ce que vous racontez de la « culture victimaire » sur les campus américains est effrayant. La France est-elle un peu protégée de cela ?               

Caroline Fourest. Nous vivons une époque qui cultive la victimisation. Le meilleur moyen de capter l'attention est de se dire « offensé ». C'est une expression qu'on entend toute la journée sur les campus américains, où les élèves se plaignent de « micro-vexations » quand un enseignant risque de les faire réfléchir ou de les perturber au point d'exiger des « safe space » (« espaces sûrs »). Dans certaines universités prestigieuses, les professeurs sont obligés de les avertir de contenus « offensants » avant d'étudier des œuvres classiques, comme « Les Métamorphoses » d'Ovide. Les élèves peuvent se retirer du cours préventivement. Au Canada, des étudiants ont fait supprimer un cours de yoga pour ne pas « s'approprier » la culture indienne ! On en rit. En France, ces censures sont mal vues et font polémique. Jusqu'à quand ? Cette mode de voir l'offense partout arrive dans nos universités, via des élèves et des enseignants nourris de culture décoloniale et anglo-saxonne.                                                                                     

ELLE. Vous-même, avez-vous été, comme notre société, à fleur de peau à une époque de votre vie ?                

Caroline Fourest. J'ai moi-même vécu cette radicalité quand j'étais plus jeune. Je venais de découvrir mon homosexualité et la violence de la domination masculine. Je vivais et je vis toujours très mal la moindre parole rappelant à la norme et à l'ordre. Mais, au lieu de fuir le débat d'idées, je l'ai intégré, pour faire entendre une autre voix. J'ai l'espoir qu'avec les années, ces militants s'éclairciront les idées et voudront ajouter leurs regards au lieu de censurer les idées des autres. La jeunesse devrait toujours chérir la liberté. Pour cela, nous devons lui parler.                

« Génération offensée » (éd. Grasset), en librairie le 26 février.

Fourest livre

Cet article a été publié dans le magazine ELLE du 21 février 2020.  Abonnez-vous