Analyse

Haute fonction publique : Une réforme pour les grands corps malades

L’avocat Frédéric Thiriez a remis mardi à Matignon son rapport sensible portant notamment sur la suppression de l’ENA ou la diversification du recrutement. Inventaire des principales mesures proposées.
par Christophe Alix
publié le 18 février 2020 à 20h56

Ce coup-ci, c'est la bonne. Plusieurs fois annoncée puis reportée, la remise du très attendu rapport de Frédéric Thiriez sur la réforme de la haute fonction publique a eu lieu mardi matin. Ancien énarque, plus connu pour avoir présidé la Ligue de football professionnel, cet ancien conseiller d'Etat reconverti dans l'avocature a remis son travail à Edouard Philippe. Le Premier ministre a confié à trois ministères (Fonction publique, Education nationale, Enseignement supérieur) le soin de finaliser cette réforme «d'ici à fin avril».

En une soixantaine de pages et au terme de 270 auditions, ce rapport plutôt audacieux formule 40 propositions assorties dans certains cas de plusieurs «variantes» afin de répondre à la triple injonction de la commande de l'exécutif : décloisonner la haute fonction publique, diversifier son recrutement et dynamiser ses carrières. Une «urgence» selon les auteurs, qui s'alarment dès les premières lignes que «presque rien n'a été fait» depuis le rapport Bloch-Lainé qui, il y a cinquante ans, envisageait déjà de supprimer l'Ecole nationale d'administration (ENA). Or les choses «se sont aggravées depuis» : insuffisante diversité et surreprésentation des classes supérieures, baisse d'attractivité des carrières publiques, multiplication des écoles et filières ayant nui à une «culture commune des grands serviteurs de l'Etat» et favorisé le corporatisme, le tout aboutissant au rejet actuel des «élites» et au discrédit de l'action publique. Un diagnostic maintes fois entendu, qui devrait signer l'arrêt de mort de l'ENA sous sa forme actuelle.

«Noblesse d’Etat»

Les auteurs proposent de remplacer l'institution fondée par Michel Debré en 1945 par l'Ecole d'administration publique (EAP), qui accueillerait les ex-énarques et les ingénieurs des corps techniques (Mines, Ponts et Chaussées…). Afin de développer une «culture commune» qui leur fait cruellement défaut, le rapport propose que l'ensemble des futurs hauts fonctionnaires (magistrats, commissaires de police, directeurs d'hôpitaux, administrateurs civils et territoriaux, etc.) soient réunis dans un tronc commun de six mois. Il s'effectuerait surtout sur le terrain, que ce soit pour encadrer des jeunes du service national universel, suivre différentes administrations lors d'immersions par petits groupes ou quelques cours en commun.

L’EAP deviendrait au passage un établissement d’enseignement supérieur rattaché à l’université Paris sciences et lettres (PSL), qui réunit déjà sous cette ombrelle plusieurs grands établissements parisiens comme l’Ecole normale supérieure, l’université Paris-Dauphine ou l’école des Mines. Le classement de sortie y sera supprimé. Un totem systémique de l’ENA auquel s’était déjà attaqué Nicolas Sarkozy avant de renoncer sous la pression des grands corps. L’accès à ces derniers ne serait plus ni direct ni automatique comme aujourd’hui pour la quinzaine d’élèves aux premières places du classement - «la botte» -, qui trustent généralement l’intégralité des postes disponibles à l’Inspection générale des finances (IGF), au Conseil d’Etat et à la Cour des comptes. L’accès à ces institutions ne se ferait qu’à l’issue d’une première expérience et après un recrutement incluant une évaluation professionnelle.

Si les deux grands corps juridictionnels - Conseil d'Etat et Cour des comptes - demeureront pour des raisons constitutionnelles, l'IGF pourrait en revanche être supprimée au profit d'une «fonctionnalisation». En clair, à la différence du Conseil d'Etat et de la Cour des comptes qui deviendraient des corps de «débouché», il ne sera plus possible de faire carrière à vie à l'IGF ou par exemple à l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) (on y resterait au maximum dix ans), en se prévalant de son ancienneté pour monter en grade, y compris lorsque l'on se trouve en disponibilité. La fin «d'effets de rente» dont a pu user et abuser cette «noblesse d'Etat» comme l'appelait Bourdieu. Une petite révolution unanimement refusée par les intéressés : l'IGF s'inquiète que cela ne vienne remettre en cause l'indépendance de jugement des fonctionnaires missionnés. Une belle bagarre en perspective, qui devrait être tranchée par Emmanuel Macron, un ex-inspecteur des finances qui a démissionné de ses fonctions lorsqu'il a candidaté à l'Elysée.

Le concours sera également très remanié avec une moitié des places réservée aux étudiants tandis que l'autre le sera aux professionnels. Les épreuves seront revues pour les rendre moins académiques, la dissertation de culture générale étant remplacée par une note sur une problématique contemporaine. Alors que les étudiants de Sciences-Po Paris représentent 76 % des admis au concours externe de l'ENA selon le rapport Thiriez, une vingtaine de nouvelles classes préparatoires «égalité des chances» seraient créées pour réduire ce quasi-monopole. Mais la proposition la plus osée pour diversifier des profils qui ont cependant récemment évolué - 63 % de la dernière promotion est issue des catégories cadres et enseignants, un nombre en baisse à la faveur d'un nombre croissant d'anciens boursiers admis - concerne l'organisation, à titre expérimental, d'un «concours spécial». Une mesure de discrimination positive destinée à des jeunes de familles modestes, auxquels seraient réservés de 10 % à 15 % des places. Cette option n'aurait guère les faveurs de Matignon et de l'Elysée, où l'on s'inquiète aussi de la fin du classement de sortie.

«Ecole du management»

Dernier volet, le rapport avance plusieurs pistes pour dynamiser les carrières. A partir de dix ans de service, tous les hauts fonctionnaires, y compris les militaires, pourront postuler à un institut des hautes études de service public accueillant chaque année 130 à 150 personnes. Ses lauréats auront ensuite «vocation» à accéder aux emplois publics les plus prestigieux. Le gouvernement pourrait également s'engager, suggère le rapport, à nommer 50 % de femmes dans ces fonctions.

L'exécutif a commencé mardi à piocher dans ce catalogue, retenant «cinq axes de travail» : diversification des recrutements, fin de la titularisation automatique dans les grands corps ou encore fin de l'ENA qui sera remplacée par «une école du management public, avec une vocation élargie», a précisé Matignon.

Tous ces changements s’appliqueront à partir des recrutements de 2022 (concours de 2021) et ses dispositions législatives seront intégrées à la loi de transformation de la fonction publique présentée d’ici fin juin. Si rien ne déraille d’ici là dans l’agenda parlementaire ultra-chargé du gouvernement.

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