Interview

Australie : «Notre savoir aborigène n’est ni valorisé ni respecté»

La chercheuse autochtone Gabrielle Fletcher explique pourquoi la fête nationale australienne porte le poids de l'histoire de la colonisation européenne dans le pays.
par Aude Massiot, Envoyée spéciale en Australie
publié le 25 janvier 2020 à 12h15

Au moment où une grande partie des Australiens s’apprêtent à célébrer la fête nationale, dimanche, des voix, de plus en plus nombreuses, s’élèvent pour que la date des festivités soit décalée à un autre jour. Australia Day marque l’arrivée des premiers colons sur l’île-continent. Comme dans de nombreuses régions du monde, l’installation des Européens dans le pays s’est largement faite au détriment des populations autochtones et de la très riche biodiversité australienne. Ces demandes se font plus audibles alors que le pays tente difficilement de se relever des immenses dévastations provoquées par les incendies dans le sud-est.

Depuis septembre, les flammes ont dévoré au moins 10 millions d'hectares, tué 33 personnes, ainsi que plusieurs millions de vertébrés. Le savoir aborigène de gestion des feux, par des brûlis saisonniers de la végétation au sol, est maintenant présenté comme un modèle à suivre. Gabrielle Fletcher, professeure associée en études autochtones à l'Institut de l'éducation koorie à Melbourne, est elle-même membre du peuple Gundungurra, dont le territoire se trouve dans les Blue Mountains, à l'est de Sydney. Elle analyse pour Libération cette nouvelle poussée d'intérêt pour les connaissances aborigènes.

Vous avez appelé, le 17 janvier, à ce que les drapeaux aborigènes soient mis en berne. Pourquoi ?

C'est un signe de deuil pour les destructions causées par les feux, pour symboliser ce qu'on appelle «la perte du pays». «Pays», pour les peuples aborigènes, signifie la relation entre tous les éléments de la nature, les cours d'eau, la terre, les humains et toutes les autres espèces vivantes. Quand des régions sont détruites, comme cela a été le cas avec les incendies, nous perdons ces connexions, nous perdons des identités. Nous perdons du «pays». Nous savons que nous avons une responsabilité culturelle de protéger l'environnement. Certains de ces savoirs ont été perdus. Cela fait longtemps que nous sommes en deuil.

A cause de la colonisation européenne ?

Oui, nous avons été retirés de notre pays, et nous sommes absents des lieux de décision. Notre savoir n’est ni valorisé ni respecté. Nous ne savons plus qui nous sommes. Il faut que la vérité soit dite sur ce qui s'est passé avec l'arrivée des Européens.

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Cela peut-il changer dans le contexte des feux ?

Notre savoir commence à être reconnu, en effet. Nous possédons de très bonnes techniques de gestion des sols, que nous avons développées pendant des milliers d’années pour trouver un équilibre avec l’environnement, et pour éviter que les feux ne prennent une telle ampleur et soient plus destructeurs que régénérateurs. Ces techniques sont utilisées pour l’instant très localement par des groupes aborigènes. Elles doivent être étendues à tout le pays si on veut éviter que de tels incendies se reproduisent dans les prochaines années. Des équipes de pompiers aborigènes sont créés à travers le pays. Ce sont des initiatives positives qu'il faut multiplier.

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Que pensez-vous du débat sur le changement de date de la fête nationale ?

C’est une question qui divise, même dans les communautés autochtones. Je n’ai pas de position tranchée sur le sujet. Le 26 janvier, tous les Australiens célèbrent le fait de vivre sur cette terre. Après mon appel à mettre les drapeaux aborigènes en berne, j’ai reçu de nombreux messages positifs de personnes non-autochtones. Les gens reconnaissent de plus en plus ce qui peut être perdu si les savoirs aborigènes ne sont pas respectés et valorisés. Nous devons trouver une place dans l’histoire contemporaine de l’Australie.

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