Critique

«La Faculté des rêves», rencontre avec une Amazone de conflit

L’adaptation du roman de Sara Stridsberg retrace la vie de Valerie Solanas, féministe des plus radicales.
par Ève Beauvallet
publié le 23 janvier 2020 à 20h16

Michel Houellebecq a toujours pris les féministes pour «d'aimables connes», écrit-il avec entrain dans un court texte édité chez Fayard en 1998 - y compris, et surtout, les universalistes beauvoiriennes avec leurs «niaiseries culturalistes». Mais il en admire une, qu'il est un des rares hommes à ne considérer, non pas uniquement comme une «folle hystérique», mais davantage comme une «prophète» fascinante, exaspérante, en ce qu'elle partage avec lui - l'inquiétant maître de la sociologie d'anticipation - un différentialisme radical et quelques autres diagnostics.

Règne. Dans son Scum Manifesto, publié dans la foulée de son procès pour tentative d'homicide sur Andy Warhol en 1968, l'Américaine Valerie Solanas était catégorique : les individus de sexe masculin sont des monstres égotistes et des infirmes affectifs qui, conformément à leur nature violente, n'ont réussi qu'à transformer le monde en un «gigantesque tas de merde». Comment l'auteur des Particules élémentaires, ému qu'il est par les promesses de l'eugénisme, ne serait-il pas sensible alors aux espoirs que cette sorcière misandre plaçait dans la recherche embryogénique pour instaurer le règne du féminin ? Et en effet, en dépit de «quelques dérapages nazis» et de propos «ignobles de violence», déplore-t-il dans sa postface au Scum Manifesto (éditions Mille et Une Nuits), le projet de Solanas lui paraît très noble et conforme à ses propres plans : établir le règne universel de l'amour en exerçant un contrôle absolu de la nature par l'ingénierie génétique.

Camée. Le roman la Faculté des rêves de l'auteure suédoise Sara Stridsberg n'a pas le même panache, certes. Mais ce roman biographique, retraçant la triste histoire de la plus radicale des féministes, permet que naisse aujourd'hui une élégante et instructive adaptation théâtrale, dont l'intérêt principal est de regarnir l'arbre généalogique du féminisme au moment opportun : quel pourcentage exact de spectateurs, sympathisants #MeToo ou non, connaissait cette illustre inconnue de Solanas, cousine magnétique et siphonnée des Virginie Despentes et Chloé Delaume ?

Pourquoi, déjà, ne savait-on pas suffisamment qu'elle choisit de se prostituer pour financer ses études de psycho - les bourses n'étant à l'époque attribuées qu'aux hommes - avant d'enterrer sa prometteuse carrière de chercheuse et d'atterrir, camée, à la Factory où Andy Warhol la filma à plusieurs reprises sans jamais vouloir considérer la pièce de théâtre qu'elle lui remit, sobrement intitulée Dans ton cul ?

Sans doute parce qu'elle sortit de l'histoire au moment même où elle tira sur lui, s'ôtant toute possibilité de devenir l'écrivaine crédible qu'elle s'était juré d'être. «Un destin à la Penthésilée», et une «grande histoire de théâtre» selon le metteur en scène et directeur du Théâtre du Nord, Christophe Rauck, tant la trajectoire vengeresse et tragique de Valerie Solanas, «baisée» par l'Amérique, lui semble décliner celle de cette héroïne mythologique cheffe des Amazones. «Souvenez-vous que je suis la seule femme ici qui ne soit pas folle», fait-il dire à l'actrice Cécile Garcia-Fogel dans le rôle de Solanas, qui relève ici le périlleux défi d'incarner l'intensité sans trop glamouriser la folie.

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