Livre : Jacques Rigaut, écrivain éphémère et « suicidé magnifique »

Annoncée depuis des années, la biographie de Jacques Rigaut paraît enfin. Énorme, épaisse, comme pour défier cet écrivain de la « génération perdue » suicidé en 1929. Texte de Philippe Azoury
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Collection privée Jean-Luc Bitton

C’est une double histoire : celle d’un écrivain, Jacques Rigaut, qui n’a écrit que de 1920 à 1923, et encore : sporadiquement, de façon blanche, en pointillé. Aucun roman, seulement quelques courts textes. L’intégralité de son œuvre ne dépasse pas les 130 pages. Rigaut est un écrivain maigre, dont l’intensité et le génie ont ridiculisé toute idée de quantité.

C’est aussi celle de son biographe, Jean-Luc Bitton, qui a entrepris de retracer l’histoire de Rigaut, le « suicidé magnifique », il y a plus de dix ans, croyant sans doute, comme tous les biographes (sans quoi ils s’abstiendraient), faire le récit de cette vie brève en deux ans tout au plus – la belle affaire ! Mais la pulsion de tout savoir s’en est mêlée. La traque au document perdu, anecdotique pour les autres, vital pour Bitton, a pris le dessus. Toutes ces années avides à enquêter jusqu’aux États-Unis (où Rigaut a vécu, marié à une riche Américaine) pour reconstituer Jacques, face, dos, profil, un parcours dont il raconta un temps le détail dans un blog. Et enfin, ce livre monstre de plus de 700 pages paru chez Gallimard, l’éditeur qui, en 1970, avait ressuscité Rigaut en publiant ses Écrits (rassemblés par Martin Kay). Le pavé de Bitton raconte le même homme que ce mince volume, mais autrement : en plein. Décidément, les biographes n’aiment pas les pointillés.

Est-on en face d’une contradiction ? Fallait-il que la bio­graphie soit plus épaisse, plus dense que l’œuvre ? Que sa rédac­tion prenne à Bitton le double d’années que Rigaut n’en consacra lui-même au « métier » (les guillemets ici se méritent : ils sont la trace d’un humour noir) d’écrivain ? On s’est posé la question. Puis on a été rattrapé. Happé par l’envie de savoir. D’entrer dans une époque, celle du Paris des années 1920, Montparnasse, ses nuits, sa liberté et sa sensualité à jamais perdues. Chaque rue, chaque bar, chaque club, chaque femme, chaque drogue. On a voulu aussi fréquenter le plus sombre des dadaïstes, dont le Roman d’un jeune homme pauvre (5 pages dont on entend encore l’écho dans les dialogues de La Maman et la Putain de Jean Eustache) nous avait passionné. En lisant cette biographie maniaque, on a enfin pu séparer Rigaut de la fiction qui l’entoure : beaucoup l’ont rencontré à travers Le Feu follet – le livre de son ami Drieu la Rochelle était une biographie à peine déguisée des derniers jours d’un suicidaire (appelez-le Gonzague, appelez-le Jacques) s’enfermant dans la solitude après une cure de désintoxication et une dernière rencontre avec une femme le laissant dans un état de vide. Pour les cinéphiles, Rigaut a, depuis lors, la silhouette de Maurice Ronet, l’acteur choisi par Louis Malle dans l’adaptation qu’il fera en 1962 du roman de Drieu. Pour les trentenaires, Rigaut a aussi celle de l’acteur, quasi-skinhead, du bel Oslo, 31 août (2012) du Norvégien Joachim Trier, autre film adapté du Feu follet.

Mais le vrai Rigaut ? C’est une autre histoire : celle de la lucidité et des déceptions. D’un certain cynisme mais qui ne relève pas de la cruauté. S’il s’est beaucoup fâché, avec quantité de gens, de groupes, de mouvements (de Dada au surréalisme), de femmes, c’est encore envers lui-même qu’il a été le plus dur. Qu’on se souvienne de ce texte amer, Demande d’emploi : « Il y a des gens qui font de l’argent, d’autres de la neurasthénie, d’autres des enfants. Il y a ceux qui font de l’esprit. Il y a ceux qui font l’amour, ceux qui font pitié. Depuis le temps que je cherche à faire quelque chose ! Il n’y a rien à faire : il n’y a rien à faire. » Répété deux fois, ce sentiment du vide glace le sang. Il est profond et central. Annie Le Brun, dans sa préface à la biographie, a raison sur tout : « Le génie de Rigaut est d’avoir splendidement misé sur le rien. » Elle écrit « misé », comme si elle parlait d’un joueur. Rigaut a joué avec la vie comme on joue avec le feu. Pour prendre la mort à revers en vivant plus vite et plus fort que tout. Au petit matin, le seul sujet qui lui valait d’être pris au sérieux restait le suicide. Rigaut est mort d’une balle dans le cœur le 6 novembre 1929. Relisez-le, aujourd’hui plus que jamais.