"Benoît n’est pas comme Joëlle, il ne vit pas en bande" : Benoît Lutgen, le radicalement ardennais
Presqu'écolo, "chouchou" de Joelle et fâché avec son frère : Benoît Lutgen, le radicalement ardennais
- Publié le 20-01-2019 à 10h46
- Mis à jour le 20-01-2019 à 11h58
De Benoît Lutgen, la mythologie politique retient quelques clichés : il est fâché avec son frère Jean-Pierre, l’aîné qui avait la faveur familiale pour prendre la succession du père ; il a failli être écolo ; il y a 20 ans qu’il dit qu’il veut des enfants ; il a des rêves d’Afrique ; son parcours scolaire était compliqué ; il a été dirigeant Patro ; c’est un excellent organisateur ; il est plus à droite que Milquet. Et, si on y ajoute l’avis de Paul Magnette et de quelques autres socialistes fâchés, c’est un traître.
C’est en 2004 que démarre la carrière publique de Lutgen fils. À l’époque, il n’est rien d’autre et son arrivée comme ministre wallon dans les mêmes compétences que son père Guy quelques années plus tôt, fait jaser. La star wallonne du CDH, c’est André Antoine. On se rappelle qu’à l’époque, le PSC devenu CDH est dans l’opposition partout. À Namur, elle est incarnée par le Brabançon. Avec le retour aux affaires, en 2004, du parti centriste, Antoine entre au gouvernement wallon où il devient chef de file. À ses côtés, une nouvelle venue, Marie-Dominique Simonet, qui jouit d’un a priori positif. Et puis il y a Benoît. Le cancre devenu ministre, le fils de l’autre, le préféré de la présidente, le fêtard invétéré. Et, pour certains, l’idiot.
Les premières rencontres avec la presse n’encouragent pas le démenti. Il est mal à l’aise, il ne connaît pas bien ses dossiers. On se dit que ses jours sont comptés.
Parfois, le passant amusé le voit sortir en trombe, de son cabinet, pour rattraper Rocco, un Jack Russell qu’il emmène partout. Un cadeau de Joëlle Milquet. On se rappelle aussi de cette conférence de presse au cinquième étage de ce même cabinet ministériel près de la gare de Namur où il touche le fond. La vue est belle et le ministre est aux abois. Sa présentation n’a pas convaincu. Et lorsque vient le moment des questions, on sent l’entourage du ministre nerveux et tendu. Un journaliste attaque. Un conseiller se penche à l’oreille du ministre pour lui souffler la réponse. Le manège dure de très longues minutes. Pourtant, c’est peut-être ce jour-là que Benoît Lutgen a changé. Agacé par cette belle-mère trop voyante, le ministre lance à celui qui a presque les lèvres sur son oreille, "Non mais ça suffit maintenant, vous allez arrêter". C’eût été drôle si… non, c’était drôle.
Ce jour-là, les choses changent
À partir de ce jour, les choses changent. Lutgen est devenu compétent. En coureur de fond, il parvient à mener à bien le projet de code forestier sur lequel ses prédécesseurs se sont cassé les dents et à freiner les OGM. En 2009, à la fin de la législature, l’image d’André Antoine est minée par l’affaire Sagawé et par un besoin irrésistible de communiquer deux fois par semaine pendant cinq ans. Celle de Lutgen est en pleine ascension, il est parvenu à séduire et à réaliser. Il n’y a plus grand-monde pour critiquer le "fils de".
Au soir des élections régionales de 2009, le CDH et Écolo marquent un grand coup. Ils s’allient pour aller au pouvoir en Wallonie et à Bruxelles, brûlant la politesse au PS. Par habitude, c’est le parti arrivé en tête qui a la main pour négocier. Pas cette fois-là. Face à ce diktat, PS et MR en sont réduits à attendre le choix des coalisés entre eux deux. C’est le PS qui gagne mais Benoît Lutgen et Maxime Prévot auraient préféré le MR. Ils s’inclinent.
Lutgen rempile comme ministre. Il est plus à l’aise qu’en 2004. Il s’attaquera au réseau autoroutier wallon cassé de toutes parts, mal géré par Michel Daerden, en lançant le plan routes. Il crée aussi la semaine de la frite. Initiative toujours moquée qui lui vaut pourtant une belle publicité.
Et puis, Joëlle Milquet, encore elle, a décidé qu’il devait lui succéder à la présidence du parti. Sur le moment, ça ne l’arrange pas. Si quelques-uns, sous cape, le traitent à nouveau de "chouchou" de la présidente, ça ne dure pas, l’homme a gagné quelques galons et il fera l’unanimité.
Élu à la présidence en 2009, c’est en 2011 seulement qu’il prend les rênes du parti. Entre-temps, Milquet gérera les affaires au fédéral. Lui, il terminera quelques dossiers et se préparera en donnant l’impression d’y aller à reculons. Le début de son mandat est compliqué. Pudique, quand il n’a rien à dire, il ne communique pas.
Deux mois après sa prise de fonction, le pays est englué dans la plus grande crise politique de son histoire. Elle durera encore deux mois. Elio Di Rupo, formateur, vient de présenter sa démission au Roi qui la tient en suspens. Le pays découvre alors le "style" Lutgen. Invité sur le plateau du JT de RTL-TVI aux côtés des autres présidents de parti francophones, il s’en prend à Charles Michel, son homologue libéral. Il le tutoie et lui met presque un coup de coude. Il l’accuse de bloquer les négociations pour des bêtises et quelques victoires minables alors que le pays est économiquement une proie. Le Wavrien est déstabilisé et l’image de Lutgen en sort renforcée. Une image d’homme à la parole forte. On ressort alors le cliché de l’Ardennais dont le serrage de pogne vaut signature.
Radicalement au centre
C’est aussi à cette époque qu’il invente le centrisme radical. Il faut se rappeler que sous l’ère Milquet, le CDH était accusé par le MR d’être "scotché au PS". Avec l’arrivée de Lutgen, certains voyaient le parti prendre quelques inflexions à droite. Lutgen sentant venir une nouvelle étiquette qui nuirait, comme la précédente, aux intérêts du CDH, sort cette formule : "Je ne suis pas de droite, je suis radicalement au centre". Ça ne veut rien dire, mais ça restera.
On le redit, sa parole est plutôt rare. Lutgen détonne un peu dans le club des présidents de parti. On imagine mal, à l’époque, Charles Michel, Elio Di Rupo ou Olivier Maingain refermer, par surprise, à la Chambre, l’ordinateur portable de Laurent Louis, le député PP par accident qui était à la démocratie ce que l’humour est à l’esprit. Cette attitude de bizuteur de cour de récré n’entache pourtant pas sa réputation. Faut dire que personne n’aime Laurent Louis.
Vient ensuite la campagne de 2014. Le CDH est crédité d’un très faible résultat en Wallonie et à Bruxelles. Le parti fera mentir les pronostics - c’est presque une habitude - et limitera la casse. Au fédéral, les choses sont compliquées. Le CD&V, parti frère du CDH, a mangé sa parole de reconduire la tripartite classique. Ils veulent jouer avec la N-VA. Le PS panique. Et quand le PS panique, il accélère. Les gouvernements régionaux sont formés. Pour la troisième fois consécutive, le PS ne prend pas le MR dans l’attelage, malgré une poussée très nette des libéraux. Lutgen et le CDH sont dans le coup. Pourtant Lutgen était prêt à autre chose. Un documentaire de la RTBF révélait quelques mois plus tard que le Bastognard n’était pas contre d’envisager une autre formule. S’il s’est précipité dans les bras du PS, c’est parce que le MR jouait, selon lui, un double jeu. Entre Lutgen et Michel, il n’y a rien à faire, la relation est tendue. Lorsque les coalitions sont annoncées au Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Lutgen le rural tente une nouvelle formule pour qualifier les majorités PS-CDH (en Wallonie et à la Fédération) et PS-CDH-Défi (à Bruxelles). Il évoque la "coalition du chêne". Personne ne s’en servira et c’est plutôt heureux pour lui parce qu’en juin 2017, il s’avérera que le chêne wallon était creux.
Quelques mois après l’annonce des coalitions régionales, le MR part tout seul au fédéral. Lutgen, pourtant courtisé, refuse d’y aller. La N-VA, pour lui, c’est niet. À la Chambre, une nouvelle fois, il s’illustre, en traitant Denis Ducarme, nouveau chef de groupe MR, de "collabo", lors de la déclaration du nouveau Premier ministre, Charles Michel. Il essayera bien d’expliquer qu’il ne faisait pas référence à la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte du moment, personne ne le croit. Lutgen a-t-il parlé avant de réfléchir ? Sans doute, mais c’est aussi ce qui fait son charme quand tant d’autres sont dans le contrôle. Après l’avènement de la "suédoise", on entendra surtout Benoît Lutgen appeler les autres partis francophones à se rassembler pour discuter de l’avenir institutionnel du pays. À chaque fois, son appel est resté sans réponse.
Et puis vint le 19 juin 2017. Lutgen annonce qu’il débranche la prise des majorités régionales et communautaires. Le MR arrive en Wallonie mais à Bruxelles et en Fédération Wallonie-Bruxelles, le coup de Jarnac est un coup dans l’eau. Tout le monde est persuadé qu’il a préparé son coup avec minutie. En fait non ! Agacé par les lenteurs socialistes en matière de transparence et de limitation des mandats, il décide de mettre la coalition par terre. Le MR et le CDH créent une nouvelle majorité en Wallonie, grâce à un siège d’avance sur l’opposition. On dit que ça ne tiendra pas, ça a tenu.
Viennent ensuite les élections communales et son appel à la bienveillance et l’entourloupe des listes citoyennes dont certaines sont des listes CDH un peu maquillées. Il limite la casse. Fort de cette demi-réussite, il annonce en janvier 2019 qu’il passe la main. Et s’il assure qu’il y aura des élections, il donne déjà le nom de son successeur. Lutgen a-t-il encore décidé tout seul ? "Non", rétorque Eric Poncin, un fidèle, qui fut son secrétaire général au CDH : "Benoît n’est pas comme Joëlle, il ne vit pas en bande. C’est par des rencontres en tête-à-tête qu’il dirige."
Après cette annonce, il semble soulagé. Fatigué mais soulagé. À 48 ans, il a encore des choses à faire. Et à dire ? Seulement lorsque ce sera nécessaire.