"Les Belges sont de grands connaisseurs de vin et ils se font plaisir"
- Publié le 12-01-2019 à 00h04
- Mis à jour le 20-01-2019 à 13h45
Jeune et pétillante à l'image de nos vins belges, Joy Scaianski est la cheffe sommelière de l'étoilé La Villa Lorraine depuis dix mois. Chez cette Française née en Guadeloupe, la gourmandise et le goût du partage, c'est de famille. Après avoir développé son palais dans des établissements aussi prestigieux que le Beau-Rivage Palace, à Lausanne, et le Fouquet's de Paris, la voici donc à la tête d'une belle cave bruxelloise qui compte quelque 10 000 bouteilles. Joy Scaianski est l'Invitée du samedi de LaLibre.be.
D'où vous vient votre amour du vin ?
Mes parents ont toujours beaucoup voyagé, ils aiment les bonnes tables et les bons produits. Ce sont de vrais amateurs de vin. Mais c'est à l'hôtel Costes que j'en suis tombée amoureuse et que j'ai commencé à goûter mes premières grandes bouteilles. J'avais 17 ans.
La découverte des vins est donc devenue votre manière de voyager…
Tout à fait ! Goûter un vin, c'est aussi comme rencontrer une nouvelle personne. Elle va venir d'un pays en particulier, les vignerons peuvent être complètement différents des uns des autres, tout comme les techniques de fabrication… C'est très complexe. On s'en rappelle comme quelqu'un avec qui on a bien sympathisé ou pas. J'y pense à chaque fois que j'ouvre une bouteille.
Quelle est la bouteille qui a tout déclenché ?
C'était un sauternes du château d'Yquem et c'est très difficile à oublier. Un vin incroyable qui demande beaucoup de temps d'élaboration, tout doit être fait complètement à la main. Il faut un pied de vigne pour donner l’équivalent d'un verre de vin !
Comment s'est passée votre rencontre avec La Villa Lorraine ?
Cela s'est fait avec beaucoup de feeling. Je ne connaissais pas Bruxelles et je suis arrivée sur place très tôt. Le personnel n'était pas encore arrivé, donc je m'y suis promenée et je me suis sentie bien tout de suite. Puis, j'ai partagé ma vision du métier et on m'a beaucoup parlé des goûts des Belges.
Que pensez-vous de ces goûts ?
À l'époque, Antoine Lehebel (l'ancien sommelier de La Villa Lorraine, ndlr) me disait que les Belges étaient de grands connaisseurs de vin en général. Comme les Anglais, vous êtes des producteurs de vin, mais ce n'est pas ce qui ressort en premier. On parle avant tout de votre bière. Comme vous êtes au centre de l'Europe, vous avez l'esprit très ouvert. Les Belges m'ont appris beaucoup d'anecdotes sur des vignobles et c'est un plaisir d'avoir une clientèle pareille. Vous êtes aussi de bons consommateurs ! Vous vous faites plaisir et c'est aussi pour ça que je suis encore là (rires).
Que pensez-vous du vin belge ?
Climat oblige, nous avons surtout des blancs et des pétillants, dont un chardonnay du Clos d'Opleeuw toujours très agréable à conseiller et qui reste abordable. C'est important d'avoir du vin local à faire découvrir aux clients étrangers. Les vignobles sont encore assez jeunes, il faut leur laisser du temps. Quand ils auront pris de l'âge, nous pourrons avoir plus de références.
Avez-vous carte blanche pour choisir les vins ?
J'ai de la chance, car j'ai beaucoup de liberté, mais je n'ai pas carte blanche. Serge Litvine (le propriétaire de La Villa Lorraine, ndlr) est un grand amateur de bordeaux et de vins italiens, et il aime les bonnes bouteilles et avoir un œil sur les commandes, ce qui est normal. Mon chef de salle est aussi un puits de savoir et il n'hésite pas à me conseiller.
Comment choisit-on les vins d'un tel établissement, y a-t-il un équilibre entre valeurs sûres et découvertes ?
Je dirais qu'il faut 75 % de "classiques" avec des appellations et des cépages que tout le monde connaît comme le Pouilly-Fumé et le pinot noir. Ensuite, on va essayer de trouver des petites pépites avec des noms moins connus en Bourgogne par exemple. Cela permet de faire de belles découvertes. Pour les "ovnis", on va aussi chercher du côté de la Hongrie, de la Grèce.
Selon vous, une région française mériterait-elle d'être mieux connue ?
La Vallée du Rhône, sans hésiter. Je suis tombée amoureuse de l'Ardèche où ma mère s'est installée il y a quelques années. C'est une région sauvage et montagneuse, peu touristique, avec de vieilles vignes autrefois laissées à l'abandon qui produisent des vins prodigieux. À Saint-Joseph, il y a de très belles syrahs, et je ne parle même pas du Châteauneuf-du-Pape. On y trouve également des truffes, du fromage, de la charcuterie et des gens généreux.
Comment trouve-t-on les mots justes pour décrire un vin ?
J'essaye de rendre ça le plus imagé possible. En tant que client, ce qui va vous intéresser c'est : quel goût il va avoir et pourquoi je vous en parle avec ce que vous avez commandé. Récemment, on était en pleine période de chasse, avec des plats qui ont beaucoup de goût, des légumes d'hiver, des champignons grillés, des herbes fraîches. Je vais donc penser à la syrah, qui est un cépage riche, avec des notes de cerises noires très mûres, de poivre, de cannelle. Et sur la langue, c'est du velours. C'est donc parfait pour ajouter de la gourmandise et du jus. Les gens n'ont pas l'habitude de lécher des cailloux ou de la terre, donc il vaut mieux deux ou trois indications parlantes (rires). Il faut faire voyager les clients, les surprendre, mais pas les assommer d'informations. Un sommelier, c'est avant tout quelqu'un qui vous donne soif, qui vous donne envie que le plat arrive vite.
En tant que jeune sommelière, avez-vous envie de bousculer ce jargon ?
Même si j'étais entourée de grands professionnels dans des lieux prestigieux, j'étais souvent libre et un peu livrée à moi-même. Je n'ai donc pas eu les mêmes codes que d'autres sommeliers. J'ai pu développer ma propre analyse et mon propre vocabulaire. Il m'est arrivé de décrire un Bordeaux comme "une vieille mallette en cuir". Ce n'est pas un terme que vous entendrez ailleurs (rires).
Conseiller un vin c'est toujours risqué, non ?
Effectivement, on vend un produit parfois inconnu à quelqu'un qu'on ne connaît pas, le tout en quelques minutes ! J'essaye de me mettre à votre place pour savoir ce qui me ferait plaisir. Est-ce que vous fêtez un contrat entre collègues ou bien dînez-vous en amoureux ? Il y a presque une part d'égoïsme aussi, car on conseille des vins que l'on aimerait boire (rires). Il faut donc veiller à proposer des alternatives bien éloignées les unes des autres pour viser juste. Et si ça ne vous plaît pas, je serais presque plus déçue que vous.
Comment gérez-vous les client bornés ?
Quand je sais qu'un client n'aime que les vins secs et fruités, je lui prévois son verre de sancerre, mais quand j'ai le temps je lui apporte une autre bouteille pour goûter. Je lui propose donc l'équivalent italien ou hongrois d'un sancerre et lui explique son histoire pour éveiller sa curiosité. Il faut dialoguer pour gagner leur confiance.
Le fait d'être une femme dans un monde professionnel d'hommes, vous y avez pensé ?
Honnêtement, je n'ai jamais subi le fait d'être une jeune femme métisse dans la profession. Au Beau-Rivage Palace, je travaillais avec les sommeliers d'Anne-Sophie Pic, l'une des seules femmes trois étoiles de France, dans une cuisine très féminine. Cela est difficile pour certaines collègues, mais je n'ai jamais eu de problème à ce niveau-là. J'ai du passer entre les gouttes. Je crois que c'est un milieu où l'on travaille tellement que l'on n'a pas le temps de se rendre compte de ce genre de choses.
En tant que jeune sommelière, subissez-vous une certaine condescendance ?
C'est rare, mais ça arrive que des hommes d'affaires ne s'arrêtent pas de parler quand j'arrive à table pour leur proposer à boire. Ils demandent un responsable, car ils ne s'imaginent pas que cela puisse être moi. Dans l'horeca, j'ai appris très tôt à ne pas me vexer. Mais si je parviens à leur conseiller une bonne bouteille, au moment de choisir la deuxième, tout est réglé.
Il paraît que vous aimez aussi beaucoup le rhum…
Je suis en train de m'ouvrir aux alcools forts. Il faut savoir qu'en dehors du travail, je bois très peu et je sors très peu. Mais j'adore le rhum et le saké. Pour le rhum, il y a des variétés incroyables, dont ceux de chez moi, aux Antilles. Récemment, j'ai eu un coup de cœur pour la Canne Bleue de Clément, un agricole martiniquais. Les cannes à sucre sont plantées tout près de l'Océan, ce qui lui donne un goût salé et iodé unique. Ça donne envie d'y retourner plusieurs fois, comme le pop-corn (rires). Dans le futur, j'adorerais faire ma propre eau de vie avec les fruits de mon jardin.