Christine Defraigne quitte la présidence du Sénat : "La N-VA est arrivée comme une arme de destruction massive de l’assemblée"
- Publié le 01-12-2018 à 08h00
- Mis à jour le 01-12-2018 à 09h16
Christine Defraigne quitte la présidence de l’assemblée et lance un signal d’alarme à l’égard de la N-VA.Christine Defraigne a réussi. Après 36 longues années passées sur les bancs de l’opposition, les libéraux sont de retour à la Violette, le surnom de l’hôtel de ville de Liège. Le profil très centriste de la pasionaria du MR, sa liberté de parole face à la N-VA, sa fronde dans le dossier des visites domiciliaires, ont contribué à rendre "socialo-compatible" le MR liégeois et à amadouer le bourgmestre Willy Demeyer. À 56 ans, la présidente du Sénat a quitté ses fonctions nationales et sera officiellement désignée lundi prochain comme première échevine en charge des Finances, de l’Urbanisme et du Bien-être animal.
L’arrivée des réformateurs dans les rouages de la décision politique locale après en avoir été éloignés aussi longtemps est toutefois compliquée : il faut remplir les cabinets de collaborateurs de confiance et ce n’est pas chose aisée. "La difficulté, explique Christine Defraigne, c’est qu’on ne peut pas prendre beaucoup d’extérieurs, seulement deux au maximum. Il faut donc détacher des fonctionnaires de l’administration communale. Mais, après 36 ans d’opposition, il ne reste plus beaucoup de fonctionnaires communaux libéraux. Bon, il y aura peut-être quelques vocations in extremis… (rires)."
Une vraie galère…
Mais la fille de feu Jean Defraigne, ministre d’État et ancien président de la Chambre, ne nous reçoit pas dans son bureau d’avocats pour évoquer la gestion de Liège par la nouvelle majorité PS-MR. Il s’agit de tirer les leçons de son passage au perchoir du Sénat, une assemblée radicalement transformée par les réformes de l’État et régulièrement critiquée. Pendant ces quatre années de présidence, Christine Defraigne a particulièrement souffert du travail de sape des nationalistes flamands, ouvertement hostiles à l’existence de cet hémicycle à l’image très "belgicaine". Le 13 novembre 2014, juste un mois après l’entrée en fonction du gouvernement fédéral, dans La Libre, elle avait accusé la N-VA de vouloir la mort de la Haute Assemblée qu’elle présidait depuis peu. Nous voici à la fin de la législature et c’est sans filtre qu’elle délivre désormais son diagnostic. "Ça a été la galère ! (relâchant soudain la pression, elle éclate de rire). La N-VA est arrivée le couteau entre les dents et comme une arme de destruction massive de l’assemblée. La sixième réforme de l’État n’a pas été un cadeau pour le Sénat, elle a même été maléfique pour lui et pour le fonctionnement de l’État en général. Mais, en prime, la N-VA a saboté en permanence le travail au Sénat."
Tapis vert et tapis rouge
Comment les sénateurs nationalistes ont-ils procédé ? Selon Christine Defraigne, par une inertie systématique et bien organisée. "Au Sénat, nous pouvions fonctionner avec cinq commissions mais la N-VA a décidé qu’il n’y en aurait que trois. Et pour pouvoir simplement se réunir, ça a été une bagarre permanente. Les N-VA consultaient de petits calendriers de couleur et affirmaient tout le temps que c’était compliqué. Ils ne voulaient jamais se réunir le jeudi car les journalistes n’auraient alors qu’à traverser le ‘tapis vert’(la Chambre) pour aller sur le ‘tapis rouge’(le Sénat) et cela aurait donné trop de visibilité aux débats du Sénat à leur goût… Sur toutes les initiatives, c’était ‘non’ à chaque fois et, dans les meilleurs des cas, c’était une abstention de la part de la N-VA. J’ai dû lutter pied à pied pendant quatre ans. Je l’ai fait à bas bruit, je n’ai pas fait de communiqué toutes les semaines. J’ai dû déployer une énergie folle pour contrer l’énergie négative de la N-VA."
Pourtant, la mise en cause du Sénat tel qu’il existe aujourd’hui n’est pas qu’une obsession flamingante. Tout récemment, deux sénateurs ont dénoncé le fait qu’ils étaient payés à ne rien faire et si l’un de ces élus était bien N-VA, l’autre était Groen (les verts flamands). Christine Defraigne hausse soudain le ton, elle refuse de tomber dans ce débat qu’elle juge trop facile : "Il suffit que certains fassent leur petite crise d’urticaire au moment de la chute des feuilles ou à l’approche des élections pour qu’on se repose la question de l’existence du Sénat… Mais le fond de la question n’est pas là. L’enjeu, c’est de savoir ce que l’on veut faire de notre État. Veut-on un vrai fédéralisme de loyauté, de coopération et qui marche ? Ou bien avance-t-on vers autre chose sur la base d’un modèle cloisonné ? Que l’on appelle ce dernier modèle le confédéralisme, l’autonomisme ou encore le séparatisme… C’est mon message de sortie de charges de présidente du Sénat : le fédéralisme à la belge ne fonctionne pas bien."
Un super-Sénat
En fait, Christine Defraigne a même un plan pour relancer la mécanique institutionnelle et le Sénat y joue un rôle stratégique. Prenant le contre-pied de l’évolution du système belge, elle propose de lui conférer plus de pouvoir, d’en faire une véritable assemblée décisionnelle où les communautés qui composent la Belgique pourraient se rencontrer. "Avec le fédéralisme actuel, ça tire dans tous les sens. Il n’y a pas de logique, pas de cohérence et ça nuit à notre capacité de décision. Notre pays marche sur la tête. Il faudrait une vraie participation des entités fédérées à la norme fédérale. Par exemple sur les réformes de la Constitution, sur les lois spéciales, les lois de financement et sur les dossiers qui fâchent. Pour cela, le Sénat n’a pas assez de pouvoir. Il faut non seulement refédéraliser des compétences mais aussi faire participer les entités fédérées au pouvoir fédéral via le Sénat sur le modèle du Bundesrat allemand. Les seuls fédéralismes qui fonctionnent ont toujours un Sénat."
"Opposer un contre-modèle à la N-VA"
La turbulente Liégeoise n’en est pas à son coup d’essai. L’été dernier, elle avait signé une lettre ouverte (publiée dans La Libre ) où, aux côtés des ministres MR Sophie Wilmès et François Bellot, elle appelait à la refédéralisation de compétences. Cette sortie médiatique d’une poignée de libéraux francophones avait bien irrité la N-VA. Avec le renforcement du Sénat, la vision du système belge à la sauce Defraigne se précise. "Pour autant, je ne demande pas une septième réforme de l’État, mais il faut se tenir prêt pour ne pas aller du côté des forces centrifuges. Je ne demande pas la guerre mais il faut s’y préparer. Il faut opposer un contre-modèle à la N-VA. Et, dans ce contre-modèle, le Sénat retrouverait toute sa place alors que la N-VA veut, au contraire, le tuer par intégrisme idéologique. Il faut redonner des compétences au Sénat comme la ratification des traités pour l’ensemble de la Belgique. On éviterait ainsi des crises de type Ceta…"
Francken et le Belang ? "Ça me pose problème"
À propos des relations internationales, la "suédoise" est bien embarrassée pour le moment : le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, Theo Francken (et son parti, la N-VA), ne veut pas que la Belgique signe le pacte de l’Onu sur les migrations alors que le Premier ministre s’était engagé à la tribune des Nations unies à le faire passer… Même si elle est en froid avec Charles Michel depuis l’épisode où elle avait contesté le projet gouvernemental dit des "visites domiciliaires", la libérale prend sa défense et descend Theo Francken. "La N-VA a été présente à tous les intercabinets où elle n’a pas bronché et puis elle vient maintenant avec ce truc… Ça ne va pas, ce n’est pas loyal. Le Premier ministre ne doit pas céder sur le pacte de l’Onu et je sais qu’il ne le fera pas. Le MR devra s’interroger sur l’opportunité de gouverner avec certaines personnes de la N-VA. Quand je vois que Francken s’inspire du Belang, ça me pose problème. On doit désormais avoir une discussion sur les valeurs au sein du parti. Certains libéraux aiment beaucoup Theo Francken, mais une autre frange a une réelle difficulté sur ses prises de position. Ce qu’il a fait à Charles Michel sur le pacte de l’Onu est intolérable. Intolérable ! Il y a des nationalistes flamands qui sont modérés - Van Overtveldt, Jambon, Bracke, Peumans…- mais à force de se comporter comme le fait Francken, la N-VA ne trouvera peut-être plus de partenaire francophone pour gouverner avec elle au fédéral."
"Charles sait que j’avais raison"
Tiens, et comment vont les relations avec Charles Michel justement ? "Bah, ça va", balance-t-elle avec résignation. Christine Defraigne s’agite un peu et tire avec insistance sur ses boucles d’oreille. La question est délicate, cela fait plusieurs semaines qu’elle ne vient plus au bureau de parti du lundi. Mais un dégel est peut-être en vue. "Je sais qu’il n’était pas super-content et qu’il est toujours fâché sur moi après l’épisode des visites domiciliaires. Mais je sais aussi qu’au fond de lui-même Charles sait que j’avais raison, même s’il ne me le dira jamais. Ce qu’il a traversé ces derniers temps avec la N-VA, je l’avais déjà vécu avant au Sénat où les nationalistes sont arrivés sans fard et sans masque. On me disait d’arrêter, qu’au gouvernement tout fonctionnait bien avec la N-VA. Mais c’était une lune de miel et elle n’a pas duré. Le vrai visage de la N-VA est apparu. Plus on va s’approcher des élections, plus cela va se voir."