Terrasses, coronapistes, élargissement des trottoirs: la pandémie accélère la (re)conquête de l’espace dédié aux voitures

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Par Daphné Van Ossel avec Vladislav Bondar

Elles ont fleuri un peu partout à Bruxelles. A même le macadam, ou rehaussées sur des palettes en bois, délimitées par de jolies (ou moins jolies) barrières, les terrasses des restaurants ont envahi les places de stationnement.

Pour aider le secteur Horeca, mis en difficulté par la pandémie, la région a octroyé environ 2000 autorisations pour des terrasses temporaires, qui ne nécessitent donc pas de permis.

Mais ce temporaire pourrait-il devenir pérenne ? Les terrasses resteront autorisées jusqu’à la mi-janvier. Ensuite, celles qui respectent bien les lignes de conduite établies par la Région, pourront perdurer jusqu’à fin 2022, quelle que soit la situation sanitaire. "Donc, là, c’est clairement quelque chose qui s’ancre un peu plus" nous dit-on au cabinet du secrétaire d’Etat en charge de l’Urbanisme et du Patrimoine, Pascal Smet.

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Des terrasses temporaires qui pourraient s’éterniser

Et il n’est pas impossible que les terrasses s’ancrent encore un petit peu plus dans le bitume. "Ça a montré aux commerçants, à la base plutôt opposés à ce genre d’initiative qui réduit les places de parking, que ça n’a pas tué les commerces, au contraire, ça les rend plus attractifs. Le débat devrait être plus apaisé si vient le moment de discuter de leur pérennité."

Le gouvernement bruxellois a prévu de supprimer 65.000 places de parking en voirie d’ici 2030. Les terrasses corona tombent donc à pic.

Redistribuer l’espace

Elles intègrent en fait un mouvement que l’on retrouve partout en Europe, et ailleurs : la réappropriation de l’espace dédié au trafic. La pandémie est venue souligner la nécessité de redistribuer l’espace public autrement. Aujourd’hui, 60% de la voirie est dédiée aux voitures.

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L’idée d’octroyer plus de places aux piétons, et aux autres modes de transport, n’est pourtant pas neuve. "La rue Neuve est devenue piétonne dans les années 70, donc même à l’époque du ‘tout-à-la-voiture’ il y avait déjà l’idée qu’il fallait réserver des espaces aux piétons, mais cela restait marginal" rappelle Benoît Moritz, professeur d’urbanisme à la faculté d’architecture de l’ULB.

Réaménager les places

"Il y a déjà eu une évolution avec la création de la région de Bruxelles-Capitale, en 1989, remarque l’urbaniste, mais le grand mouvement vers plus de piétonnisation a commencé autour de 2005 avec le réaménagement de la place Flagey, qui va ensuite engendrer tout un mouvement qui consiste à réaménager les places, non pas pour en refaire des parkings mais pour favoriser des lieux de sociabilité."

On pense à la place Jourdan, la place Cardinal Mercier à Jette, à la place Docteur Schweitzer à Berchem-Sainte-Agathe ou encore au Parvis Saint-Gilles.

Place Flagey
Place Cardinal Mercier
Place Docteur Schweitzer

Ensuite, évidemment, il y a eu le fameux piétonnier du boulevard Anspach.

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Et le mouvement se poursuit donc aujourd’hui (voir encore tout récemment la place Van Meenen à Saint-Gilles, ou l’esplanade de la cathédrale Saint-Michel et Gudule). Aglaée Degros, architecte et urbaniste à l’Université de Graz (Autriche) et à la VUB, coauteur du livre "traffic space = public space" (Park Books), a participé à la transformation de la Place Dumon à Woluwé-Saint-Pierre (2018). Un autre parking à ciel ouvert, où les enfants ont repris leurs droits, à côté du glacier, désormais implanté au centre de la place.

Place Dumont "Avant"
Place Dumon "Après"
Les voitures ont réinvesti la Place Dumon

Pour les places, c’est relativement facile, explique-t-elle. "Il suffit d’un peu de courage politique pour supprimer des places de parking." Et encore, ce n’est pas si simple : place Dumon, les voitures ont déjà réinvesti l’espace, trahissant quelque peu le projet de départ.

Inverser la logique

Malgré tout, selon la professeure, c’est pour les rues que c’est plus compliqué, parce qu’il s’agit de remettre en question une certaine routine de la conception de la rue (de la ville).

"A Zurich, ils ont fait un livre de recommandations sur la manière de concevoir les rues. Au lieu de faire comme on fait maintenant, c’est-à-dire réserver au moins 3 mètres d’asphalte pour la voiture, puis voir ce qui reste pour les autres, ils font le contraire : ils mettent d’abord les trottoirs et les pistes cyclables, puis ils regardent ce qui reste pour les autos."

A cheval sur le béton et les pavés

Aglaée Degros a suivi une logique similaire dans une rue de Louvain : au lieu de mettre 3 mètres d’asphalte partout comme d’habitude, elle a disposé une bande en pavés. "Avec une roue sur chaque revêtement, ça pousse les voitures à aller moins vite. Et pour le vélo, il n’y a pas de problème."

© Martin Grabner

"Toute la circulation urbaine est basée sur la fluidité du trafic voiture, déplore-t-elle. Est-ce qu’on ne pourrait pas demander aux voitures de s’arrêter et que ce soit les vélos et les piétons qui ne s’arrêtent pas ?"

Trottoirs et distance sociale

Elle en appelle à un changement de mentalité, de paradigme. Il est en cours, et la pandémie pourrait bien lui donner un coup de boost : avec les coronapistes, les vélos ont mis le pied dans la porte, on a déjà évoqué les terrasses, et les trottoirs pourraient aussi en bénéficier.

"Pendant le premier confinement, se souvient Benoît Moritz (ULB), il est apparu clairement qu’ils étaient trop étroits. On disait qu’il fallait respecter la distanciation sociale d’1m50, or, à Bruxelles, un trottoir peut faire minimum 1m50. Donc, il y a des trottoirs où il n’y avait pas assez de place, et les gens marchaient sur la rue. Il faut élargir les trottoirs, c’est évident."

Là non plus, on n’a pas attendu la pandémie pour s’y mettre (en témoigne l’exemple ci-dessous), mais elle a souligné ce problème. La mise en zone 30 favorise aussi le gain de place pour les piétons, car, à cette vitesse le rayon de giration des voitures est moins grand, elles ont donc besoin de moins d’espace.

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Casernes et écoles

D’autres types d’espaces, hors voiries, hors places, peuvent également être reconquis. "De nouvelles formes d’espace public apparaissent, indique le professeur d’urbanisme à l’ULB, Je pense à de grands sites qu’on ouvre à une occupation temporaire qui devient définitive, comme le Usquare, l’ancienne caserne d’Ixelles."

Usquare
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Dans la même logique, des cours d’école s’ouvrent aux habitants de leur quartier, en dehors des heures scolaires. "La voiture ne disparaîtra pas complètement, donc c’est intéressant de se pencher sur d’autres lieux conquis sur des territoires privés."

Partage

Et puis, il n’y a pas que des territoires à reconquérir. On peut aussi partager, rappelle Pierre Vanderstraeten, professeur d’urbanisme à l’UCLouvain. "C’est l’essence de ce qu’on appelle les zones de rencontre, précise-t-il. Il s’agit d’un espace partagé, sans séparation ou marquage de la voirie ou des trottoirs. La vitesse des voitures y est limitée à 20 km/h et les piétons peuvent circuler partout. Les piétonniers se rapprochent d’ailleurs de plus en plus de ces zones de rencontre, vu le nombre d’exceptions qui rendent possible la circulation de véhicules. Il y a en a à Bruxelles mais aussi à Namur ou Tournai, par exemple."

Tout le pentagone en zone de rencontre

Là aussi, la pandémie a donné un coup d’accélérateur à une réalité qui existait déjà : en mai 2020, la Ville de Bruxelles a transformé l’entièreté du pentagone en zone de rencontre. Les piétons pouvaient donc marcher sur toute la largeur de la voie publique. Depuis, certaines rues ont été remises en zone 30, mais il reste bien des "poches" de zone de rencontre (voir la carte ci-dessous).

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"On peut aussi partager dans le temps, ajoute Pierre Vanderstraeten. En Suisse, il y a des endroits où les zones de rencontre se ferment à certains moments complètement à la circulation pour devenir entièrement piétonnes." Les rues scolaires, fermées à la circulation à l’heure de l’entrée et de la sortie des classes, sont aussi une variante de ce partage dans le temps.

Good move, Good living

On retrouvait déjà ce souci de partager la ville plus équitablement dans le plan Good move (plan de mobilité bruxellois), il imprégnera aussi le nouveau RRU (Règlement régional d’urbanisme, les règles qui encadrent la construction et le réaménagement des bâtiments, rues et places de Bruxelles), baptisé "Good living".

Un groupe d’experts qui a planché sur le projet recommande notamment de limiter à un maximum de 50% la largeur du domaine public destiné aux véhicules motorisées, y compris les zones de stationnement, et d’imposer une largeur minimale de 2 pour la voie piétonne.

Des cerfs dans la ville

Que faire avec tout cet espace reconquis ? Des espaces de rencontres, de sociabilité, des "lieux de séjour" et plus uniquement de passage. Des espaces plus verts aussi, puisque la verdurisation est un autre défi de la ville. "Nous, professionnels, nous sommes déjà un pas plus loin. On se demande jusqu’où on pourrait transformer les rues. On imagine même comment réintroduire des animaux dans la rue, des cerfs, des sangliers. C’est très extrême mais c’est très sérieux, je suis en discussion avec Harvard là-dessus !" Quand on vous dit que la ville changera de visage…

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