Economie

La productivité de notre économie continue à croître mais de moins en moins fort

Michel Gassée

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Par Michel Gassée

Le conseil national de la productivité vient de publier son 3e rapport annuel. Principal constat, la croissance de la productivité ralentit. Analyse de ce phénomène avec Luc Denayer, président du Conseil national de la Productivité mais également secrétaire général du Conseil central de l’économie.

Qu’entend-on par productivité ?

Luc Denayer : "La productivité dont on parle classiquement, c’est ce que les économistes appellent la ‘productivité apparente du travail’. Il s’agit de ce qu’un travailleur arrive à produire comme valeur ajoutée. Et si on la regarde en évolution dynamique, on en arrive à la question ‘qu’est-ce que l’entreprise peut espérer comme production supplémentaire en mettant un travailleur de plus au travail ?’ Donc, c’est un indicateur. Mais de façon générale, ce que cet indicateur essaye de mesurer, c’est l’efficacité avec laquelle une entreprise ou l’économie d’un pays s’insèrent dans leur environnement économique. Et pour bien comprendre l’importance de la productivité, un exemple : nous allons devoir affronter le choc lié à toutes les politiques climatiques. Quel va en être l’impact sur la productivité du travail ou sur ce qu’on appelle terme barbare la productivité totale des facteurs ? Autrement dit, quel impact sur l’efficacité avec laquelle on crée de la valeur ? Les pays qui arriveront à être productifs, à dégager de nouveaux gains de productivité, seront les pays qui s’inscriront le mieux dans toutes ces politiques climatiques."

Mais au fond, à quoi va servir cette capacité à s’inscrire dans un environnement économique donné ?

"A produire plus de valeur ajoutée avec la même quantité de biens, de facteurs. C’est avec cette valeur ajoutée que vont être générés les revenus qui vont permettre de rémunérer le capital des entreprises, leurs travailleurs mais aussi de payer les impôts."

Venons-en maintenant à ce 3e rapport que vient de publier le Conseil national de la productivité. Il montre bien que la productivité des facteurs continue à augmenter avec le temps mais à un rythme moins soutenu. Comment explique-t-on ce ralentissement de la croissance de la productivité ?

"Historiquement, nous constatons que la croissance de la productivité ralentit depuis les années 1970 mais ce ralentissement se fait par paliers. Le dernier grand palier se situe après la crise financière de 2007-2008. Là, on a constaté une division par deux du rythme de croissance de la productivité, pas seulement en Belgique d’ailleurs, on l’a vu dans l’ensemble des pays industrialisés. Mais en Belgique, on enregistre en réalité une croissance plus faible de la productivité – par rapport aux autres pays industrialisés – depuis le milieu des années nonante. Il semble néanmoins qu’avec la crise sanitaire, la croissance de la productivité a été un peu plus forte chez nous, mais bien entendu, c’est très fragile. En tout cas, d’une façon générale, la tendance au ralentissement de la productivité touche surtout – mais pas seulement – l’industrie manufacturière, parce qu’un des éléments de ce ralentissement tendanciel, c’est justement le passage de l’industrie manufacturière vers les services. Mais il est vrai que, depuis 2015, les résultats en termes de productivité dans l’industrie ne sont pas bons."

Peut-on dire que le ralentissement des gains de productivité est lié à l’essor des services non marchands ? Parce qu’après tout, ce sont des métiers qui nécessitent plus de personnel…

"Si on regarde dans une perspective historique de très long terme, les premiers gains de productivité majeurs arrivent avec la révolution industrielle et dans l’agriculture. Et donc, si on regarde la situation au moment de ce basculement de l’agriculture vers l’industrie, on aurait pu dire la même chose pour l’industrie. Elle donnait l’impression d’avoir une croissance de la productivité beaucoup plus lente que dans l’agriculture. Idem aujourd’hui : nos économies basculent de l’industrie vers les services, qu’ils soient marchands ou pas, affichent une croissance moins importante de la productivité que l’industrie. Pourquoi ? Parce que, globalement, ce sont des secteurs qui sont aujourd’hui plus intensifs en main-d’œuvre. Cela dit, l’essor du digital, de l’informatique offre potentiellement les moyens de dégager une productivité plus grande dans les services."

A propos d’informatique justement : l’économiste américain Robert Solow, prix Nobel d’économie tout de même, est notamment connu pour avoir dit, en 1987, qu’on voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité". 30 ans plus tard, a-t-on une explication à ce paradoxe ?

"Les économistes sont partagés. Certains considèrent que rien n’est très différent aujourd’hui par rapport aux autres vagues technologiques qu’on a connues, comme l’invention de la machine à vapeur ou l’essor de l’électricité. Quand ces technologies sont apparues, disent-ils, on a remarqué un décalage important entre l’apparition de la nouvelle technologie et les gains de productivité. Pourquoi ? Parce que, pour qu’une technologie génère du surplus de productivité, il faut qu’il y ait une innovation, et notamment une innovation en termes de produits utilisables par le consommateur. A côté de cela, il faut aussi une évolution au niveau des processus de production pour que ces nouvelles technologies se transforment en efficacité accrue. Il faut que l’organisation de l’entreprise, l’organisation du travail et le management s’adaptent. Prenons un exemple historique. Quand on a eu l’électricité et les premières chaînes de montage, eh bien, on a eu le taylorisme. C’était une forme nouvelle d’organisation du travail qui correspondait à une révolution, la révolution de l’électricité. Mais ça prend du temps pour trouver sa place. Et, comme je le disais, la productivité est un indicateur d’efficacité donc on a à la fois l’effet ‘comment ça trouve sa place sur le marché’, ce sont les nouveaux produits qu’on réalise, et comment on s’organise pour produire. Tout cela prend du temps."

C’est une première analyse du phénomène mais, disiez-vous, certains économistes donnent une autre explication…

"Effectivement et cette autre analyse consiste à dire que la révolution technologique que nous connaissons aujourd’hui est différente des révolutions technologiques précédentes et qu’on ne peut plus espérer des gains de productivité. C’est un vrai débat pour le moment parmi les économistes, parce qu’effectivement, on constate qu’on a de nouvelles technologies mais qu’en termes de productivité, telle qu’on la mesure aujourd’hui, on ne voit pas grand-chose. Cela dit, on peut aussi se dire que, peut-être, les instruments utilisés pour mesurer la productivité ne sont plus adaptés au nouveau contexte technologique dans lequel nous vivons."

Votre rapport fait aussi le lien, en Belgique, entre l’évolution décevante de la productivité et un dynamisme entrepreneurial relativement faible. Quel est ce lien ?

"Au niveau de la Belgique, on remarque qu’en termes de recherche et développement et d’innovation, on est très bon. Ce que confirme la Commission européenne, mais on ne le voit pas encore en termes de productivité. En fait, pour que ces efforts en R&D se traduisent en gains de productivité, il faut que soit engagé tout un processus d’utilisation de ces nouvelles technologies, en particulier par les entreprises. Il faut donc une diffusion des nouvelles technologies. Cette diffusion peut évidemment passer par des entreprises existantes mais, et c’est encore plus intéressant, elle va aussi passer par une dynamique d’entreprise, c’est-à-dire par de nouvelles entreprises qui vont rentrer sur le marché en utilisant différemment ces nouvelles technologies. Et là, on arrive à un des problèmes de la Belgique : la faiblesse dans la dynamique de création et de destruction d’entreprises, mais aussi globalement la faiblesse de la croissance d’entreprises qui survivent. Sur ce point-là, on a une faiblesse par rapport aux autres pays. On n’a pas cette impulsion venant d’une forte dynamique de création de nouvelles entreprises. En tout cas, on l’a moins que dans les autres pays qui vont utiliser ces nouvelles technologies soit pour mettre de nouveaux produits sur le marché, soit pour produire des produits qui existent déjà sur le marché, mais d’une autre manière."

Est-ce qu’on peut faire un lien avec le fait que les aides publiques octroyées pendant la crise sanitaire ont sans doute permis de prolonger artificiellement la vie d’entreprises qui étaient déjà en mauvaise santé financière avant cette crise ?

"Ce n’est pas propre à la Belgique, mais chez nous, il y a une proportion importante d’entreprises qui ont des résultats assez faibles et qui survivent. Pourquoi ont-elles des résultats assez faibles ? Entre autres parce qu’elles ont une croissance de la productivité relativement faible, voire très faible. Et bien entendu, cela a des conséquences parce que, par exemple, ces entreprises peu productives mobilisent des ressources qui pourraient être utilisées par des entreprises qui, elles, ont des gains de productivité élevés et qui pourraient croître de façon très importante. Sur cette question, de nouveau, le débat entre les économistes n’est pas tranché. Certains disent que cette situation est due au cadre législatif sur les faillites. D’autres invoquent plutôt les taux d’intérêt extrêmement bas qui permettraient à des entreprises faibles de survivre. D’autres, enfin, pensent que les banques hésitent à lancer une procédure de mise en faillite, en espérant que l’entreprise en difficulté sera capable de se relever. En réalité, il est probable que tous ces arguments jouent un rôle. J’ajoute un autre élément : la concurrence ou, plus exactement, le manque de concurrence dans certains secteurs. Quand il existe une concurrence forte sur un marché déterminé, les entreprises les moins efficaces vont être éliminées. Or, chez nous, et la Commission européenne le signale régulièrement, la réglementation des marchés fait que la concurrence est faible dans certains secteurs, ce qui permet à certaines entreprises peu productives de continuer à survivre ou de diminuer en taille à un rythme moins rapide que ce ne serait le cas dans une économie très concurrentielle."

L’économie belge repose essentiellement sur quelques secteurs forts, l’industrie pharmaceutique en Wallonie par exemple. Est-ce que cette dépendance à un petit nombre de secteurs a aussi un impact sur la compétitivité globale de notre économie ?

"Non, toutes les petites économies ont cette caractéristique commune de se spécialiser sur quelques secteurs forts. En Belgique, nous comptons pas mal de grandes entreprises, souvent multinationales, bien insérées dans le tissu économique mondial ou en tout cas européen. On voit bien que ces entreprises-là enregistrent de forts gains de productivité. Mais si on regarde leurs fournisseurs, là, on voit que les gains de productivité sont beaucoup plus faibles. Autrement dit, la diffusion des nouvelles technologies, des nouveaux modes d’organisation du travail, l’évolution du management, toutes ces pratiques des grands groupes belges se diffusent assez peu chez leurs sous-traitants, or, cette diffusion permettrait de générer des gains de productivité important pour l’ensemble de notre économie. On ne le fait pas suffisamment en Belgique alors qu’on le constate souvent dans les pays qui ont les meilleures pratiques."

Pourquoi ?

"Dans les pays qui font mieux que la Belgique, un des éléments importants, c’est d’avoir une base très large de ce qu’on appelle les STEM (NDLR : acronyme de science, technology, engineering, mathematics). Lorsque ces compétences sont présentes dans les entreprises, eh bien la diffusion se fait beaucoup plus facilement. Mais pour que cela se produise au niveau des entreprises, il faut que ce soit le cas aussi au niveau du système scolaire. Or, on constate que la Belgique est très en retard par rapport aux autres pays pour ce type de compétences au niveau du système scolaire et de l’enseignement supérieur.

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