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Pour les Américains, c’est désormais "l’Asie d’abord, l’Europe après"

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Par Philippe Antoine

Joe Biden et Emmanuel Macron se parleront par téléphone dans les prochains jours. Leur conversation pourrait ne pas être forcément sympathique. Il faut dire que l’annonce, mercredi dernier, du partenariat stratégique (appelé AUKUS) entre les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni a suscité stupeur et grosse colère à Paris, car au-delà de l’objectif très clair de s’allier contre la Chine, ce nouveau partenariat contient aussi l’annulation par l’Australie du contrat d’achat de sous-marins français en faveur de sous-marins américains à propulsion nucléaire. Une véritable gifle pour la France car ce contrat, signé en 2016, et souvent qualifié de "contrat du siècle" représentait la fourniture de 12 sous-marins construits en France pour un montant de 56 milliards d’euros.

Rupture majeure de confiance

De quoi inciter Jean-Yves Le Drian, le ministre français des Affaires étrangères, à utiliser des mots forts tels que "mensonge", "duplicité" et "rupture majeure de confiance", alors que le ministre australien de la Défense explique quant à lui que l’Australie s’est montrée "franche, ouverte et honnête" avec la France sur ses préoccupations concernant cet accord, qui a dépassé le budget et pris des années de retard et expliqué que les sous-marins à propulsion nucléaire sont notamment plus autonomes que ceux à propulsion conventionnelle (diesel/électrique) prévus par le contrat passé avec la France. Le ministre australien a par ailleurs affirmé avoir personnellement exprimé ces préoccupations à Florence Parly, son homologue française, qui de sa part dit "n’avoir jamais été mise au courant des intentions australiennes".

Rappel des ambassadeurs

Dans la foulée, Emmanuel Macron a donc décidé de rappeler les ambassadeurs de France en poste à Washington et Canberra, ce qui est un geste pour le moins retentissant d’autant qu’il est sans précédent entre la France et les Etats-Unis d’une part et l’Australie d’autre part. Il les a reçus hier soir à l’Elysée.

Si l’objectif d’une telle mesure diplomatique est aussi d’analyser et d’essayer de comprendre les tenants et aboutissants de la crise en cours, c’est surtout un signal fort, qui marque un désaccord profond, qui marque une rupture de confiance.

"C’est une réaction très dure, même un peu inattendue", explique Sven Biscop, expert défense et géopolitique à l’Institut Egmont et professeur à l’Université de Gand, "d’autant qu’il n’y aura pas d’escalade, cela ne se fait pas entre alliés et partenaires. En réalité, ça confirme que ce gouvernement américain démocrate regarde d’abord ses propres intérêts, ce qui est logique, et que nous, Européens, on doit trouver la capacité de prendre soin de nos intérêts, ce qui ne veut pas dire que l’on doit mettre fin à l’alliance, mais on semble avoir oublié qu’au sein d’une alliance, chacun doit avoir la capacité de prendre soin de ses propres intérêts. L’alliance est là au cas où arrive une crise et que l’on est surchargé, mais l’alliance ne remplace pas ses propres capacités. Mais nous avons beaucoup trop tendance à regarder les Américains comme les remplaçants de nos propres capacités, or ce n’est pas le cas, et ceci en est un nouvel exemple".

Ne pas être le théâtre dans lequel se joue la compétition entre les autres

Pour Sven Biscop, "L’Europe est une puissance, mais elle n’agit pas en tant que telle. Les Européens doivent se regarder comme jouant au même niveau que les Etats-Unis, la Chine et Russie, et si ce n’est pas le cas, on devient juste un théâtre dans lequel se jouera la compétition entre les autres ! "

Cette crise pourrait-elle dès lors servir de déclencheur et permettre à l’Europe de s’affirmer comme puissance ? "J’aimerais dire oui, mais on voit que cela reste très difficile. Dans ces dimensions diplomatiques et de défense, il n’y a pas de centralisation, tout se fait à l’unanimité. Il y a le projet d’une " boussole stratégique " pour 2022, et c’est ambitieux, mais si on creuse un peu, les forces que les États membres sont prêts à engager sont très limitées. Il faudra peut-être que cela se fasse d’abord dans un petit groupe, un noyau dur, une avant-garde, comme l’initiative européenne d’intervention que le président Macron a créée il y a quelques années, c’est peut-être plus réaliste. L’idéal serait d’avancer avec les 27 dans tous les domaines – le politique, l’économique et le militaire – mais comme il faut unanimité, il y en a toujours un pays qui bloque, parce qu’il a un dossier bilatéral avec une puissance et il ne veut pas prendre le risque de le perdre. À la fin, presque tous les 27 pays de l’UE pensent "national" en matière de défense, même si, dans la plupart des Etats membres, la capacité d’agir seul est extrêmement limitée, mais c’est une idée fixe que l’on ne semble pas prêt à abandonner".

Le rappel d’ambassadeur : une procédure diplomatique courante

Le rappel d’ambassadeur n’arrive pas toutes les semaines, mais les exemples ne manquent pas pour autant : il y a un peu moins d’un an, en octobre 2020, Paris avait rappelé son ambassadeur en Turquie après la mise en question par le président Erdogan de "la santé mentale" d’Emmanuel Macron en raison de son attitude envers les musulmans; en 2019, c’est l’ambassadeur en poste à Rome qui avait été prié de rentrer en France après une rencontre, sur le territoire français, entre deux éminents responsables politiques italiens (Luigi Di Maio et Matteo Salvini) avec des gilets jaunes. D’autres pays y ont aussi déjà eu recours: pour protester contre l’organisation en 2016 par l’Autriche d’une réunion consacrée à la crise migratoire des Balkans sans inviter la Grèce, Athènes a rappelé son ambassadeur à Vienne, et en 2017, la Hongrie avait rappelé son ambassadeur aux Pays-Bas pour protester contre les critiques de l’ambassadeur néerlandais à Budapest qui avait fait un parallèle entre la Hongrie et le groupe terroriste Etat islamique dans leur capacité "à se créer des ennemis".

Des répercussions jusqu’à l’OTAN

Le week-end dernier, des responsables politiques français d’extrême-droite et d’extrême-gauche ont évoqué la sortie de la France de l’OTAN. Sans aller jusque-là, le ministre français des Affaires étrangères estime que cette crise va peser sur la définition du nouveau concept stratégique de l’Alliance: "L’Otan a engagé une réflexion, à la demande du président de la République, sur ses fondamentaux" a précisé Jean-Yves Le Drian. "Il y aura au prochain sommet de l’Otan à Madrid l’aboutissement du nouveau concept stratégique. Bien évidemment, ce qui vient de se passer aura à voir avec cette définition". Par ailleurs, mais cela ne sera pas anodin, la France prendra le 1er janvier 2022 et pour six mois la présidence de l’Union européenne. Le sujet de ce partenariat stratégique AUKUS risque fort de revenir régulièrement à l’agenda, comme il le sera ce soir à New York lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne qui, en marge de l’Assemblée générale de l’ONU, veulent examiner les conséquences et les implications de ce pacte de sécurité.

Le secrétaire d’État français aux affaires européennes a pour sa part averti que les négociations commerciales entre l’Union européenne et l’Australie en vue de conclure un accord de libre-échange pourraient elles aussi être affectées dans la mesure où "la France ne voit pas comment elle peut faire confiance à l’Australie". Cette affaire de sous-marin n’a pas fini de faire des vagues. Car elle s’inscrit en réalité dans un cadre bien plus large, résumé en 5 lettres (AUKUS) "C’est vraiment une confirmation de ce que l’on sait : pour les Américains, c’est l’Asie d’abord, et l’Europe après. Et cette crise en est une émanation" conclut l’expert de l’Institut Royal des Relations Internationales Egmont. D’un point de vue géopolitique, c’est en tout cas un événement.

Sous-marins australiens: Paris évoque un mensonge et une crise grave (JT France 2, Jean-Yves Le Drian, Ministre des Affaires étrangères, 18/09/2021)

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