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Un an après l'explosion au port de Beyrouth, les Libanais sont toujours en quête de justice: "L'Etat est complètement absent"

Les restes du silo à grains détruit suite à l'explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020. Photo prise le 14 juillet 2021

© AFP

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Par Wahoub Fayoumi

Beyrouth, un an après le drame, extrait du JT du 03/08/2021

 

Elle semble un peu perdue, dans les ruines de cet immeuble. Makrouhi n'est plus revenue ici depuis des mois. Ici, c'est là où se trouve son appartement, celui elle a grandi, et passé près de 70 ans de sa vie. Le bâtiment se situe à la sortie 9 du port, c'est la plus proche construction d'habitations en face du hangar n° 12, celui qui a explosé le 4 août 2020

Aujourd'hui, si certains murs sont encore debout, les gravats témoignent de la violence des déflagrations. Une double explosion, qui a emporté avec elle la vie entière de Makrouhi, et qui a aussi provoqué la mort de son oncle quasi centenaire.

Makrouhi Antranik Arkanian, devant la fenêtre de son domicile, juste en face du hangar qui a explosé, le 4 août 2020
Makrouhi Antranik Arkanian, devant la fenêtre de son domicile, juste en face du hangar qui a explosé, le 4 août 2020 © RTBF

D'un geste las, elle décrit la scène, celle qui s'est déroulée le 4 août 2020, à 18h06. Quelques secondes avant la plus forte déflagration, elle avait senti des bruits répétitifs, ce n'était pas habituel. Elle s'était affolée. "Je me suis dis que ces tremblements n'étaient pas habituels, on entend toujours des bruits de jour comme de nuit, mais ce n'était pas normal. La première explosion a été assez forte et je me suis demandée: où est ce qu'on va se cacher ? Pendant la guerre civile, on se cachait généralement dans la cuisine. Alors, j'ai pris mon oncle vers la cuisine. Mais il n'y a même pas eu une seconde, et il y a eu la grosse explosion... Après ça, j'ai vu que mon oncle n'était pas en face de moi, je l'ai vu par terre, et il saignait".

Elle a attendu une heure, hébétée, avant que les premiers secours n'arrivent.

L'oncle de Makrouhi avait 90 ans. Il est décédé le 4 août 2020 dans l'explosion du port
L'oncle de Makrouhi avait 90 ans. Il est décédé le 4 août 2020 dans l'explosion du port © RTBF

70% des habitants touchés sont partis, par manque d'argent

Par la fenêtre de ce qui était le salon, la vue est directe sur le trou laissé par l'explosion. Dans la mer, juste en face, un navire est encore sur le côté, depuis un an. Une vision d'apocalypse.

Le lieu de l'explosion
Le lieu de l'explosion © RTBF

"Toutes les maisons dans cette région ont été détruites, et beaucoup de gens sont morts. Dans une même famille, une mère et ses deux filles sont mortes. Il y a au moins 10 personnes qui sont décédées dans notre quartier, en tout cas de celles que je connais". 

Après avoir enterré son oncle, Makrouhi a pu récupérer quelques meubles, deux étagères et des livres. Aujourd'hui, elle vit dans un modeste appartement de Mar Mikhael, à quelques rues de là. Un logement dont elle paie le loyer grâce à l'aide financière de quelques amis, puis de diverses associations caritatives. Mais elle n'a jamais reçu aucune indemnisation de la part de l'Etat. 

Le Liban, un an après l'explosion, extrait du Journal parlé de 18h du 03/08/2021

Ce qui lui fait chaud au cœur, c'est la solidarité des bénévoles, ceux là mêmes qui ont décidé de publier un livre en couleur, avec les photos et les biographies des 218 victimes, une par une, pour ne rien oublier. Ces bénévoles qui la rassurent, qui l'orientent désormais dans la jungle judiciaire. 

Mais comme pour les milliers de victimes encore en vie, le chemin est encore très long. "70% des habitants touchés n'ont toujours pas vu leurs maisons reconstruites", explique Nahida Khalil.

Cette architecte paysagiste est engagée depuis plusieurs années dans le mouvement citoyen "Beirut Madinati", qui veut dire "Beyrouth, ma ville". "L'Etat est complètement absent, et on peut dire que plus ou moins 50% des gens qui habitent dans ces quartiers touchés se trouvent aujourd'hui en dessous du seuil de pauvreté. Donc les propriétaires qui attendent des loyers vont être obligés de vendre leur même quand il s'agit de bâtiments historiques". 

La loi adoptée il y a quelques mois qui empêche la vente des terrains d'habitations endommagées n'est d'ailleurs qu'un moratoire, qui ne vaut que pour deux ans, précise-t-elle. Découragés, 70% des habitants de ces quartiers touchés ont d'ailleurs décidé de partir, incapables de faire face aux coûts des reconstructions.

Le processus judiciaire semble aussi grippé. Qui est responsable? A qui demander des comptes?

Il n'y a que les associations qui aident, qui soutiennent.
Il n'y a que les associations qui aident, qui soutiennent. © RTBF
70% des locataires n'ont pas encore vu leurs habitations reconstruites
70% des locataires n'ont pas encore vu leurs habitations reconstruites © RTBF

Pourquoi les jeunes Libanais se révoltent? Publication RTBF Info sur Instagram du 04/08/2021

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Qui est responsable?

Ce que l'on sait, c'est que ces 2750 tonnes de nitrates d'ammonium, responsables de la formidable déflagration, considérée par certains comme la plus importante explosion non nucléaire de l'histoire, avaient été saisis en 2014, déchargés d'un navire immobilisé pour cause judiciare et battant pavillon moldave.

Les liens entre ce navire, la cargaison et des destinataires au Mozambique sont connus. Mais les responsabilités internes au Liban restent opaques. Qui savait ? Quelques jours à peine avant la catastrophe, un rapport de la Sûreté générale informait le président de la République, Michel Aoun, du danger de cette substance. D'autres hauts responsables avaient aussi été dans la confidence. Mais rien n'a jamais bougé. 

Après la mise à l'écart du juge Fadi Sawan, responsable de l'inculpation de l'ex-Premier Ministre Hassan Diab et de trois anciens ministres, la confiance des victimes en une justice indépendante et rapide, si tant est qu'elle est existé, s'est évaporée. Aujourd'hui, le juge d'instruction en charge souhaite lui la levée de l'immunité de trois députés, en vue de leur inculpation. Mais le tir de barrage de la classe politique est cette fois unanime.

Aujourd'hui, 18 personnes sont détenues dans le cadre de cette affaire, parmi elles le directeur des douanes et le directeur du port.

Oui on va reconstruire, oui on va vivre, mais on a besoin de justice

Yana Samarani se souvient elle aussi de cette soirée de cauchemar. Dans son quartier de Zkeik-El-Blat, les déflagrations se sont aussi fait ressentir, quoique moins violemment que dans les quartiers plus proches de la mer. Mais elle raconte aussi ces vitres qui tombent, ces portes qui se détachent comme du carton, des placards dévastés, des voitures fracassées... "En trois minutes, notre vie, notre pays ont été couverts par une couche de noir, de fumée".

Yana a passé des jours dans les rues à aider les blessés et les déplacés
Yana a passé des jours dans les rues à aider les blessés et les déplacés © RTBF

"C'était dur, c'était horrible, mais j'ai décidé de rester dans la rue et on a passé mon mari et moi à peu près une semaine dans les rues à aider les gens, avec des associations. J'ai trouvé mes élèves  qui vraiment ont formé des groupes de bénévoles pour nettoyer et pour aider les gens".

Cet élan de solidarité fait rayonner son visage, mais la tristesse, la colère revient très vite: "Mais on ne veut pas balayer tout, recommencer de nouveau... On a déjà fait ça il y a des années avec  une sorte d'insomnie pour oublier la guerre civile, comme si elle n'existait pas... Car jusqu'à maintenant, pour moi personnellement, le souffle de cette explosion existe toujours, il vit avec nous, il vit dans nos poumons, il vit dans les détails de la maison, il vit partout. Et les larmes aux yeux elle ajoute: Vraiment ce n'est pas simple de dire on va reconstruire, oui on va reconstruire, oui on va vivre, mais on a besoin de justice."

"Mon gouvernement a fait cela"
"Mon gouvernement a fait cela" © RTBF

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