Belgique

Les éco-anxieux, ces angoissés par le dérèglement climatique, sont-ils alarmistes ou juste lucides ?

Inondations à Dinant, le 24 juillet dernier

©RICHARD FOURNAUX

Temps de lecture
Par Aline Wavreille

Est-ce que la crise climatique vous angoisse ? Inondations historiques, dôme de chaleur, incendies, grêles, les effets du dérèglement climatique ponctuent l'actualité, ici et ailleurs. Les signaux vitaux de la planète sont dans le rouge et ce constat-là peut générer de l'angoisse chez certains. Qui sont ces personnes éco-anxieuses? Combien sont-elles à en ressentir? Sont-elles plus lucides que la moyenne ou alarmistes? 


►►► A lire aussi: En 1972, un modèle du MIT a prédit l’effondrement de notre civilisation pour 2040, et jusqu’ici il ne s’est (presque) pas trompé


Solitude, impuissance et colère 

Dans sa salle à manger, Loïc Désiron, la trentaine, fait pousser des plantes partout, ou presque. Et sur une grande partie de ses quelques mètres carrés de jardin, il cultive son potager. C'est là que l'on se pose, pour parler de l'éco-anxiété qui le ronge depuis plusieurs années. 

" L'éco-anxiété revient par vague, quand j'essaie d'en discuter et que je remarque l'ignorance voulue ou innocente de la part de beaucoup de gens. Du coup, je tombe dans une phase dépressive, où le soir, je n'arrive pas à sortir de la tête toutes les conséquences possibles du réchauffement climatique ou la crise de l'énergie". 

Loïc Désiron
Loïc Désiron © Tous droits réservés

Architecte de formation, Loïc est très informé, il a lu notamment les ouvrages de Pablo Servigne, l'un des théoriciens de la collapsologie ou de l'effondrement. Ils estiment que notre société industrielle va droit dans le mur dans un futur proche. Parce que les ressources naturelles ne sont pas extensibles, que les émissions de CO2 augmentent encore alors qu'elles devraient suivre la courbe inverse. 

Le changement climatique, c'est pas en 2050, mais ici et maintenant 

Esméralda aussi souffre d'éco-anxiété, elle vit à Malmedy et est chargée de projet pour le parc Eifel-Hautes Fagnes. "Les inondations ont vraiment poussé mon éco-anxiété un cran plus loin, parce que la ville d'où je viens a été fortement impactée. J'étais déjà au courant, mais ça m'a permis de vraiment expérimenter le fait que le changement climatique, c'est pas en 2050, c'est maintenant et partout dans le monde". 

Esmeralda s'investit dans des projets locaux et internationaux pour tenter d'inverser la tendance:

"Mais j'ai cette sensation de ne jamais en faire assez pour lutter contre ce que prédisent les scientifiques pour l'avenir qui nous disent quand même que l'on va droit dans le mur. C'est un sentiment d'épuisement par rapport à la situation environnementale et sociale face à laquelle on est". 

10 à 15 % de personnes qui ressentent de l'éco-anxiété

En Belgique, on ignore combien de personnes ressentent de l'éco-anxiété. Une recherche est en cours, chargée de débroussailler le sujet. Le phénomène est complexe: autour du mot éco-anxiété, gravitent d'autres termes liés, comme la solastalgie, la détresse que l'on peut ressentir en voyant comment l'activité humaine impacte l'environnement qui nous entoure aujourd'hui et maintenant. L'éco-anxiété fait elle plutôt référence à l'incertitude face aux conséquences du dérèglement climatique.

Alexandre Heeren, professeur et chercheur qualifié à la faculté de psychologie de l''UCLouvain
Alexandre Heeren, professeur et chercheur qualifié à la faculté de psychologie de l''UCLouvain © Tous droits réservés

"Si l'on s'appuie sur les études qui ont été réalisées ailleurs, on peut estimer qu'il y a 10 % de la population qui va vraiment manifester un niveau très élevé d'éco-anxiété", détaille Alexandre Heeren, professeur de psychologie à l'UCLouvain, spécialiste de l'anxiété. "Ca les empêche de travailler, ça les empêche de se lever, de s'endormir. Par contre, on a entre 20 et 40 % de personnes - une étude évoque même 75 % au Canada - qui vont dire 'Oui, je pense au réchauffement climatique, à ses conséquences potentielles', sans que ça n'impacte leur vie quotidienne".   

Pas que les militants écologistes 

Quel est le profil de ces personnes éco-anxieuses? Ce ne sont pas forcément que des militants écologistes. Au contraire, "Ce sont parfois des agriculteurs qui pratiquaient l'agriculture intensive, en Australie ou en Californie par exemple et qui suite à la perte de leurs ressources d'argent ou aux dégâts observés autour de chez eux, sont devenus extrêmement éco-anxieux". 

Incendies de forêt dans le Sud de Canberra en Australie (février 2020)
Incendies de forêt dans le Sud de Canberra en Australie (février 2020) © PETER PARKS / AFP
L'Etat de l'Oregon a connu des pics jusqu’à 51 °, des centres de rafraîchissement ont été mis en place
L'Etat de l'Oregon a connu des pics jusqu’à 51 °, des centres de rafraîchissement ont été mis en place © 2021 Getty Images

Au fil des études réalisées, surtout en Australie, aux Etats-Unis, au Canada, en Allemagne, un profil se dessine: Les jeunes sont beaucoup plus anxieux que les adultes: "Il y a plusieurs interprétations possibles, c'est juste qu'ils vont probablement vivre des conséquences et que les plus âgés ne seront pas là", poursuit Alexandre Heeren. "Les personnes qui sont plus exposées à la nature ont un risque plus important d'être impacté, je pense aux guide-nature ou aux personnes qui travaillent dans les réserves naturelles, notamment parce qu'elles vont voir les modifications de l'environnement". 

Des alarmistes ou des personnes plus lucides que la moyenne? 

Les personnes qui ressentent de l'éco-anxiété ont souvent l'impression que si leur entourage savait, était aussi bien informé qu'elles, elles deviendraient aussi angoissées par ce qui nous attend. Alors alarmistes ou plus lucides que la moyenne? "C'est vrai que quand on voit l'état du règlement climatique ou l'état de l'érosion de la biodiversité, il y a évidemment de quoi être anxieux", pour François Gemenne, membre du GIEC, le groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat et spécialiste en géopolitique de l'environnement. 

Nous sommes face à une transformation durable 

"Je crois que la difficulté psychologique principale, c'est d'arriver à faire notre deuil de l'idée que l'on va pouvoir revenir en arrière. Il faut réaliser que, pour ce qui est du changement climatique en tous cas, la transformation que nous avons engagée est irréversible, en tous cas, à l'échelle d'une vie humaine. Les températures ne vont pas baisser, le niveau des océans ne va pas baisser et donc nous ne sommes pas face à une crise qui est par nature temporaire et qui annonce un retour à la normale, nous sommes face à une transformation durable. En tout cas, à l'échelle de nos vies humaines". 


►►► A lire aussi : Le rapport du Giec, un texte aux enjeux planétaires face aux catastrophes climatiques de cet été


Sans pour autant valider le scénario de l'effondrement de la civilisation industrielle dans un futur proche: " Je pense qu'il faut faire attention avec ce narratif, il a des fondements scientifiques mais c'est le scénario du pire. On va prendre les valeurs les plus catastrophiques qui ne peuvent plus être exclues du champ des possibles. Mais cet effondrement de nos sociétés, il n'est pas inéluctable". 

L'éco-anxiété, le moteur d'un changement 

Ce que rappelle aussi Alexandre Heeren, professeur à la faculté de psychologie, spécialiste de l'anxiété, c'est que bien souvent, l'éco-anxiété va souvent être le déclic vers un changement: "Nous sommes des animaux, les émotions sont là, elles ont un rôle et l'anxiété est là aussi pour nous prévenir: 'Attention quelque chose est là, qui crée de l'incertitude et qui pourrait être dangereux et donc il faut se bouger'. Il faut donc prendre le temps d'écouter nos émotions et les utiliser pour aller de l'avant". Cela dit, cela peut aussi tétaniser certaines personnes. 

Du côté de Loïc, Esmeralda, les projets ne manquent pas. " Ce qui fait du bien, c'est de partager du temps avec les personnes qui ont les mêmes visions d'avenir". Il s'investit dans un projet "La Suite du Monde", qui cherche à libérer des terres agricoles pour y développer d'autres projets liés à l'habitat, la production agricole, etc... Des projets à mener, puisqu'en parallèle, selon lui, les hommes et femmes politiques ne prennent pas de mesures assez radicales pour lutter contre les destructions en cours: "C'est comme tirer au pistolet à eau pour éteindre un incendie". 

Se reconnecter avec notre puissance d'agir 


Géraldine Rémy aussi développe des projets, ce qui apaise son éco-anxiété. Professeur de français, ses lectures entraînent ce sentiment très fort chez elle en 2016: " Je donnais cours chaque jour face au moins à une centaine d'élèves et j'avais l'impression d'être en décalage. J'étais en train de leur enseigner les règles de l'accord du participe passé et je me disais: Mais, ça n'a plus de sens, ce que je fais, il faudrait qu'il y ait une prise de conscience, des débats, des échanges que l'on puisse intégrer toutes ces données que l'on n'a pas très envie de voir".

Géraldine Rémy a écrit un deuxième livre dans lequel elle évoque son éco-anxiété

Avec le temps, et puis à force de travail sur soi, après la rédaction d'un livre aussi, "Les secrets de la licorne", Géraldine Rémy a appris à apaiser son éco-anxiété. Elle a fait d'autres choix, dans sa vie personnelle et professionnelle. Aujourd'hui, elle travaille pour l'association Loupiote qui s'invite dans les écoles pour parler dérèglement climatique avec les élèves, les ados:

Jamais eu autant d'impact 

"Ce qui nous semble important, c'est de recueillir leurs paroles et de créer des espaces où l'on peut échanger là dessus, de façon très constructive, en ne leur transmettant pas nos propres peurs et puis en faisant tout pour les reconnecter avec leur puissance d'agir et en leur montrant des tas de personnes qui sont très heureuses de vivre au 21ème siècle, qu'elles sont persuadées qu'en fait, dans l'histoire de l'humanité, on a jamais eu autant d'impact, autant d'outils pour informer, pour transmettre, pour s'outiller, pour apprendre!". 

Cinq ans après l'apparition de son éco-anxiété, Géraldine Rémy apprend toujours à la dompter. Elle l'appelle "Régina" dans son livre. "De temps en temps, quand je vois par exemple au journal télévisé toutes ces inondations et pas uniquement ce qui se passe en Belgique, j'ai à chaque fois une petite morsure de Régina, mais ses visites sont de plus en plus brèves, de plus en plus courtes".

 

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma... Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Tous les sujets de l'article

Articles recommandés pour vous