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Contrôler le culte au nom de la laïcité ou le paradoxe de la loi française sur "le séparatisme"

Emmanuel Macron

© AFP or Licensors

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Par Johanna Bouquet

Pendant des mois, en France, le débat sur le communautarisme, le séparatisme et la laïcité a agité le monde politique. C’est le président français, Emmanuel Macron qui l’a lancé : il voulait une loi pour lutter contre "le séparatisme" au nom des principes de laïcité.

C’est pourtant en toute discrétion que ce projet de loi vient d’être adopté. Le devant de la scène politico-médiatique étant pris par la loi sur le pass sanitaire et l’obligation vaccinale.

49 voix pour, 19 contre et 5 absentions. Voici pour le verdict des votes après près de sept mois de tergiversations et d’invectives. Si ce texte est considéré comme le cœur de l’arsenal régalien du président, il ne met pourtant presque personne d’accord.

Même le Sénat français l’a rejeté, actant un "désaccord" avec le gouvernement et mettant fin aux débats. Et la controverse n’est pas finie. Dans la foulée de l’adoption, ce lundi, une soixante de députés, de gauche comme de droite, ont saisi le Conseil constitutionnel.

Sept mois de controverse

A gauche on a fustigé une loi intolérante qui stigmatise les musulmans. Au rang des adversaires de la loi, les socialistes notamment ont voté contre, y voyant une marque de "défiance à l’égard des associations". Jean-Luc Mélanchon, chef de file des Insoumis, a défendu en vain une dernière motion de rejet préalable contre une "loi antirépublicaine" à "vocation anti-musulmane" selon lui.

Et à droite, pendant plusieurs mois, on a joué des coudes pour savoir qui remporterait la palme de la surenchère. In fine, la droite résume le texte comme "une addition de mesurettes" sans "ambition" pour "faire reculer les islamistes".

Il faut dire que le mot propice à toutes les crispations a été lancé : "laïcité". Que s’est-il passé au pays où l’on revendique pourtant la laïcité comme une exception culturelle, au cœur même de la République ? Et que contient cette loi ?

Un contexte marqué par l’assassinat de Samuel Paty

Le projet de loi s’est inscrit d’emblée dans un contexte particulièrement tendu, après plusieurs attaques terroristes. L’attentat de la basilique Notre-Dame à Nice qui a fait trois morts et la décapitation du professeur Samuel Paty, à Conflans Sainte-Honorine, en banlieue parisienne.

Depuis ces attaques, les velléités du gouvernement se sont intensifiées. La volonté du gouvernement Macron était de mettre au pas ceux et celles qui placent la religion "au-dessus de la République". Cette volonté d’Emmanuel Macron devait être un axe central de son quinquennat, à un an de la prochaine élection présidentielle.

Résultat, le projet de loi mêle, dans un exercice d’équilibriste bancal, lutte contre le terrorisme et l’islamisme radical ou encore la République et la laïcité.

Objectif ? Renforcer le contrôle du pouvoir politique sur les instances religieuses.

Et c’est bien là tout le paradoxe : renforcer la sacro-sainte laïcité en effritant la stricte séparation des pouvoirs entre les Eglises et le pouvoir politique. C’est d’ailleurs ce qui a interpellé académiques et observateurs étrangers.

L’ennemi : "l’islamisme radical"

Dans son discours aux Mureaux, en région parisienne, le président français pose les jalons de ce qu’il veut, un projet de loi de lutte contre "le séparatisme : "Le problème ce n’est pas la laïcité […]. La laïcité c’est le ciment de la France unie. […] Le problème, c’est le séparatisme islamiste. Ce projet conscient, théorisé, politico-religieux, qui se concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République, qui se traduit souvent par la constitution d’une contre-société et dont les manifestations sont la déscolarisation des enfants, le développement de pratiques sportives, culturelles communautarisées qui sont le prétexte à l’enseignement de principes qui ne sont pas conformes aux lois de la République".


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Cette "contre-société" se voudrait active dans de nombreux pans de la société, selon Macron. De l’école aux fédérations sportives en passant par les associations. La réponse apportée devait donc être au moins aussi vaste.

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Un projet de loi qui touche à de nombreux pans de la société

Concrètement, ce que le gouvernement Macron souhaitait, c’est mettre en place des outils pour renforcer le contrôle du politique sur plusieurs aspects de la vie associative et cultuelle.

Résultat, le 9 décembre 2020, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin et Marlène Schiappa, ministre déléguée, ont déposé un projet de loi "confortant les principes républicains", autrement appelé le projet de loi de "lutte contre le séparatisme".

Si les différents allers-retours entre l’Assemblée nationale et le Sénat ont échoué à s’accorder, le texte adopté par les députés a été pour une bonne part droitisé par le Sénat quelques mois plus tôt, comme l’explique Libération, avec des mesures allant de la neutralité dans les Universités ou encore des dispositions contre le port du voile, comme pour les accompagnatrices scolaires. Voici les principales dispositions du texte :

  • Une des premières notions de ce texte c’est la notion de "contrat". Fédérations cultuelles, associatives ou encore sportives devront signer un "contrat", "une charte" indiquant respecter les valeurs de la république. L’octroi de subventions en dépendra. La possibilité de suspendre voire de dissoudre administrativement une association est renforcée. Par ailleurs, les associations qui proposent des activités en lien avec un culte religieux devront s’enregistrer comme "associations cultuelles" (loi 1905) et non plus comme simple association (loi 1901). Ce qui implique la fin des subventions et un plus grand contrôle administratif et financier.

La notion de "contrat" est une idée à laquelle le président Emmanuel Macron tient particulièrement. Pendant plusieurs mois, il a exercé une certaine "pression" sur les instances religieuses, et notamment sur le Conseil français du culte musulman (CFCM) pour que soit signée une "charte des principes pour l’islam de France". D’âpres négociations qui ont abouti en janvier dernier. Ce texte est décrit comme une sorte de "profession de foi" des cultes envers la sacro-sainte république, comme l’écrit le journal Le Monde.

"Avec la Charte des principes pour un islam de France, il y a une prétention à dire ce qu’est le bon islam, l’islam éclairé. C’est une incursion de l’Etat dans le champ théologique", pointe Valentine Zuber, historienne à l’Ecole pratique des hautes études.

  • Au niveau de l’éducation, le texte prévoit un renforcement des contrôles pour l’instruction à domicile. De plus, les écoles privées "hors contrat" avec l’Etat seront plus strictement contrôlées et pourront être fermées en cas de "dérives". Une disposition, ajoutée par les sénateurs, indique que l’ouverture de ces écoles sera soumise à la décision des préfets qui pourront refuser pour des motifs "tirés des relations internationales de la France ou de ses intérêts fondamentaux". Autrement dit, la réception de fonds venus de l’étranger, et a fortiori de pays "ennemis" de la France sera particulièrement scrutée, voire interdite.
  • Un délit de haine en ligne est inscrit. Il s’agit de diffuser des informations personnelles en ligne au risque de porter directement atteinte à une personne. Cet article fait directement lien avec l’assassinat du professeur Samuel Paty.
  • Neutralité du service public : les acteurs d’une société privée, mais qui perçoit des fonds publics, n’auront pas le droit de porter de signes religieux. Les sénateurs ont renforcé cela en interdisant aux accompagnateurs scolaires de porter "le voile" ou un autre signe ostentatoires. De plus, il sera interdit de pratiquer un culte dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement supérieur. C’est le principe de neutralité.
  • Délit de séparatisme : concerne les actes de violence ou intimidation envers un élu ou un agent de la fonction publique dans le seul but de ne pas vouloir accepter les règles du service.
  • Plusieurs dispositions touchent certaines pratiques telles que l’interdiction des certificats de virginité, le renforcement par les mairies de contrôle pour savoir si le mariage est un mariage forcé ou pas, l’interdiction de délivrer un titre de séjour à toute personne pratiquant la polygamie ou encore la suspension des aides sociales pour les enfants absentéistes.

Une loi paradoxale : mieux contrôler le culte au nom de la laïcité

Selon bon nombre d'observateurs, sur le plan social, ce texte vise en particulier une religion : l’islam. Pour certains, placer la laïcité comme rempart pour lutter contre l’islamisme radical semble paradoxal. D’autant plus si cela implique un renforcement des contrôles du politique sur les cultes… au nom de la laïcité.

C’est d’ailleurs ce qu’affirmait Jean Baubérot, historien et sociologue, fondateur de la sociologie de la laïcité dans un entretien accordé au journal Le Monde : "Le paradoxe, c’est que le gouvernement affirme renforcer la laïcité, alors qu’il porte atteinte à la séparation des religions et de l’Etat. Avec ce texte, il accorde un rôle beaucoup plus important à l’Etat dans l’organisation des religions et de leurs pratiques, et renforce le pouvoir de contrôle de l’autorité administrative, aux dépens de celui de l’autorité judiciaire".

Pour Jean-Philippe Schreiber, professeur à l’ULB, "cette immixtion du politique dans les affaires religieuses contrevient aux principes de laïcité, au nom de la laïcité".


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Cette loi contre le séparatisme est décrite comme "une loi pour la liberté" par ses défenseurs et contre les idéologies qui s’opposent à la république. Pour Jean Leclercq, professeur de philosophie à l’UCLouvain, "nous sommes passés de la séparation en 1905 au séparatisme en 2021, on assiste donc à une atrophie de la République, de l’idéal républicain".

En France, il y a cette idée qu’une bonne religion est une religion qui ne se voit pas

Pour certains chercheurs, il semble que la revendication de certaines communautés, notamment la communauté musulmane, vient contrecarrer le discours républicain. Des revendications qui semblent mettre au défi la façon dont se pense la République française. Elle n’est qu’"indivisible". Elle n’accepte donc pas une revendication identitaire particulière.

Cela s’inscrit également dans une tradition de méfiance à l’égard des pouvoirs religieux, une forme d’anticléricalisme portée comme un étendard depuis le XVIe siècle en France. Depuis la révolution française jusqu’à la fin du concordat au début du XXe siècle, "il y a un souci ancien d’indépendance vis-à-vis des religions et on ne suit pas de morale religieuse. L’Etat a un rapport direct avec les individus. Leur émancipation repose sur la république et il y a une méfiance à l’égard des grands principes doctrinaux qui pourrait les influencer", décrypte Valentine Zuber qui ajoute : "En France, il y a cette idée qu’une bonne religion est une religion qui ne se voit pas".

Or, depuis une trentaine d’années,  partir des années 1990 la laïcité française devient défensive lorsque les musulmans, nés et socialisés en France, commencent à revendiquer une légitimité d’existence", souligne Samim Akgönül, directeur d’études turques à l’université de Strasbourg. Une revendication et une tradition de méfiance à l’égard de ce qui représente le pouvoir religieux qui conduit les autorités politiques à opter pour une posture de défense, indiquent les experts.

Vers une "intolérance" ?

Ainsi, on assiste en France, depuis une trentaine d’années, à une forme d"intolérance" de plus en plus accrue. "Depuis 2004 (loi interdisant le port des signes religieux ostensibles dans les établissements d'enseignement publics , sous le gouvernement de Nicolas Sarkozy, ndlr) et avec ce projet de loi, on est dans une version intolérante de la laïcité. Une logique selon laquelle il faut protéger l’Etat contre toute ingérence religieuse".

"La laïcité évolue envers une laïcité de contrôle. On revient désormais sur des acquis en réaction à l’islam qui fait partie du paysage politique et identitaire", analyse Valentine Zuber.

Or, selon cette historienne, "d’après le système juridique laïc en France, c’est l’Etat qui doit être laïc et non la société. Or là, on veut appliquer aux individus et à la société une forme de modération. On change de paradigme, on veut aller vers une société neutre. Ce qui, selon moi, est dangereux. Si la liberté d’expression est minorée, c’est un recul de la démocratie et du pluralisme".

L’islam est la deuxième religion la plus pratiquée en France. Environ cinq millions de la population se déclare musulmane, c’est 8% de la population de l’Hexagone, selon Statista.

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