Il y a 5 ans, il était sous les balles de Salah Abdeslam et ses complices: "Je dois vivre avec ce qui s'est passé"

James, membre des unités spéciales de la police fédérale : « devant, un terroriste nous tire dessus à la kalachnikov. Derrière, les collègues sont aussi en train de ferrailler. A un certain moment, mon arme s’est enrayée »

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Par Sébastien Georis et Garry Wantiez

Silhouette athlétique, allure poivre et sel d’une quarantaine bien portée, le policier avec lequel nous avons rendez-vous au centre d’entraînement des unités spéciales de la police fédérale* doit rester anonyme, pour des raisons de sécurité. Il ne divulgue pas sa véritable identité, n’expose pas son visage à la caméra et ne révèle pas la teneur exacte de ses missions actuelles.

Mais James (prénom d’emprunt) accepte de dévoiler, sans filtre, une personnalité façonnée de succès lors d’interventions policières délicates et de cicatrices mentales apparues à la suite des opérations antiterroristes de 2015 et 2016 ; la trajectoire d’un homme derrière le policier des unités spéciales, cagoulé, casqué, habillé de pare-balles et réputé inébranlable.

Une image de "robocop" et pourtant : "A un moment donné, tu te rends compte que tu t’engages dans la trajectoire d’un stress post-traumatique", raconte James. "Tu es hypersensible. Tu ne supportes plus le stress. Tu recherches la tranquillité. Tu as des flash-back de ce qui s’est passé".

Le 15 mars 2016, quand Salah Abdeslam et des complices tirent sur des policiers

Ce qui s’est passé… C’était il y a 5 ans. La police mène des perquisitions en lien avec les attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Six enquêteurs se rendent rue du Dries à Forest. Des indices laissent penser qu’un appartement situé au premier étage du numéro 60 aurait pu servir de planque aux terroristes.

L’endroit est réputé vide à cette période ; les compteurs de gaz et d’électricité sont fermés. Mais à leur arrivée en début d’après-midi, les enquêteurs essuient des tirs, blessant trois d’entre eux.

Les unités spéciales sont appelées en renfort. James est de garde ce jour-là, en "quick reaction force" (QRF, force de réaction rapide). "Ce dont je dispose comme premières informations, c’est qu’il y a eu des tirs, de calibre assez lourd, probablement à la kalachnikov et que cette fusillade est sans doute liée au contexte terroriste".

L’immeuble qui servait de planque aux djihadistes
L’immeuble qui servait de planque aux djihadistes © BRUNO FAHY - BELGA

Trois hommes étaient en réalité cachés au premier étage de l’immeuble rue du Dries. On découvrira leur identité plus tard. Il s’agit de Mohamed Belkaid, Sofiane Ayari, et surtout Salah Abdeslam, activement recherché depuis 4 mois. Quand les unités spéciales arrivent, Abdeslam et Ayari ont pris la fuite. Il reste un djihadiste dans la planque, ce que James ignore.

"Je pensais entrer dans un appartement vide puisque des terroristes se sont enfuis par l’arrière. Jusqu’à ce que le chef d’équipe nous fasse signe pour indiquer qu’il y a sans doute encore quelqu’un dans la chambre. C’est à ce moment-là qu’on 'tombe sous le feu' et que le chef d’équipe est blessé. On riposte. On évacue. Dans l’urgence, tout est machinal : "Grâce aux entraînements, on ne doit même pas réfléchir. On réagit à l’instinct."

L’équipe des unités spéciales se replie dans la cage d’escalier qui mène au premier étage. Plus le temps s’écoule, plus le bruit de la fusillade est assourdissant, se souvient James. "Nous n’avions pas de bouchons d’oreille. Avec les collègues qui se trouvaient derrière moi, on s’est dit qu’il fallait arrêter de tirer parce qu’on ne tenait plus le coup, cela faisait trop mal aux oreilles. On était un peu coincé dans la cage d’escalier. A cet instant, la phase instinctive diminue. On commence à réaliser ce qui se passe. Tu te dis… Holà… Ici… On a un collègue blessé, un terroriste à l’intérieur qui nous tire dessus et une position pas du tout favorable."

Les policiers vont rester plusieurs heures dans la cage d’escalier, coincés dans une position qui ne permet pas d’atteindre l’adversaire.

Après l’assaut, les impacts à l’intérieur de l’immeuble témoignent de la violence de la fusillade
Après l’assaut, les impacts à l’intérieur de l’immeuble témoignent de la violence de la fusillade © Tous droits réservés

L’objectif est alors de maintenir le terroriste à l’intérieur de l’appartement, "car on ne savait pas s’il y avait des occupants aux autres étages de l’immeuble, qui auraient pu être mis en danger par l’homme armé", explique James. "On attendait. On attendait. On attendait. Puis j’ai entendu qu’il faisait les prières. Là, je me rends compte qu’il s’apprête à une nouvelle confrontation et à mourir. A un moment donné, il s’est dirigé vers la porte et il a ferraillé".

Depuis leur position précaire dans les escaliers, James et ses collègues ripostent une fois de plus. "Tous les sens sont de nouveau stimulés. De nouveau ce bruit assourdissant de la fusillade. Devant, un terroriste nous tire dessus à la kalachnikov. Et derrière moi, les collègues sont en train de ferrailler aussi. A un certain moment, mon arme s’est enrayée et j’ai perdu la maîtrise des événements. D’un point de vue personnel, la situation était en train de dégénérer. Heureusement, les collègues derrière moi ont assuré un feu de couverture pour se replier."

" On ne veut jamais perdre le contrôle d’une situation, surtout dans cette unité "

Après une après-midi de confrontation, Mohamed Belkaid est finalement abattu par un tireur d'élite positionné de l’autre côté du bâtiment. Après l’intervention à Forest, James rentre chez lui épuisé, physiquement et moralement.  Un collègue, un ami, a été touché. Cela a un impact immense". Le sentiment d’avoir été vulnérable, d’avoir perdu la maîtrise des événements, pèse aussi lourdement : "On ne veut jamais perdre le contrôle d’une situation, surtout dans cette unité."

Le 15 mars, "les batteries sont complètement vides", résume James. Trois jours plus tard, il est pourtant engagé pour l’arrestation de Salah Abdeslam à Molenbeek. "On devait continuer ; on n’avait pas le choix. Plein de collègues étaient fatigués mais s’arrêter n’était pas une option".

L’arrestation de Salah Abdeslam, le 18 mars 2016
L’arrestation de Salah Abdeslam, le 18 mars 2016 © DIRK WAEM - BELGA

Les unités spéciales sont entraînées aux situations les plus difficiles mais l’opération antiterroriste menée avec succès à Verviers début 2015 a fait entrer ces policiers d’élite dans une autre dimension. "Depuis Verviers, il y avait un stress permanent. Plusieurs attentats ont été commis en Europe à cette époque. À tout moment, nous recevions des indications au sujet de cellules susceptibles de commettre des attaques. On ne dormait pas beaucoup. Nous étions sans cesse de garde, en 'stand-by'. Et quand on menait des missions, nous nous engagions avec le souvenir et l’expérience de Verviers où nous avions été confrontés à des individus prêts à se battre jusqu’à la mort", explique James.

Le statut de victime et un sentiment de solitude

Au bout de plusieurs mois de tension, la fusillade de Forest a provoqué chez James une rupture. Alors que les policiers des unités spéciales renvoient une image de costauds inébranlables, la situation n’est pas facile à vivre. "Je dois vivre avec ce qui s’est passé, mon collègue blessé également. Disons que nous faisons partie des dommages collatéraux."

Des victimes ? James rechigne à utiliser le terme mais le parcours, toujours en cours, pour faire reconnaître le traumatisme et se reconstruire renvoie inévitablement à ce statut. "Tu fais partie des unités spéciales. La dernière chose que tu veux être, c’est une victime. Mais finalement tu es contraint d’emprunter un trajet administratif pour faire reconnaître tes droits. Tu dois courir chez des spécialistes, des experts… Tu dois passer devant plusieurs commissions, comme une victime."

James continue de travailler aux unités spéciales de la police fédérale
James continue de travailler aux unités spéciales de la police fédérale © Tous droits réservés

Difficile pour la hiérarchie de comprendre ce qui s’était passé pour moi 

Dans ce contexte, James concède un sentiment de solitude. "Ce qui est très dur, c’est de constater que la hiérarchie ne te comprend plus. Il y a l’assaut à Forest en tant que tel mais il y a aussi le manque de suivi après. Ce sont deux choses qui m’ont marqué. C’est peut-être parce que j’ai vécu les événements dans une position très particulière mais j’ai eu l’impression qu’il était difficile pour ma hiérarchie de comprendre ce qui s’était vraiment passé pour moi."

5 ans après la fusillade, la cicatrice est toujours apparente. James continue de travailler, dans l’anonymat, sur des opérations sensibles menées par les unités spéciales mais il a changé de fonction. Les interventions antiterroristes, bien qu’étant toujours une préoccupation, n’occupent plus la majeure partie de son temps et de celui de ses collègues. Les unités spéciales interviennent de manière régulière dans la lutte contre la grande criminalité organisée ou lors de Fort Chabrol.

 

 

*L’entretien s’est déroulé en présence du service presse de la police fédérale

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