Economie

Vaccination contre le Covid : malgré des financements publics, les Etats cantonnés à un rôle d'observation

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Par Maxime Paquay

Les annonces d’accords entre géants pharmaceutiques pour augmenter la production des vaccins contre le Covid-19 n’en finissent pas de tomber. Entre GSK, en Belgique et l’Allemand, Curevac. Entre Curevac et le Suisse Novartis. De l’autre côté de l’Atlantique : Merck, main dans la main, avec Johnson et Johnson.

"C’est le genre de collaborations entre entreprises que nous avons vu durant la seconde guerre mondiale", a commenté le Président américain Joe Biden, en annonçant cette collaboration. Avec en filigrane, une métaphore, celle de l’"effort de guerre". La référence tient-elle la route ? Pas vraiment. Entretien avec Kenneth Bertrams, historien de l’économie à l’ULB.

La référence de Joe Biden à la Seconde Guerre Mondiale pour décrire un partenariat entre géants pharmaceutiques, en 2021, tient-elle la route ?

Kenneth Bertrams : "Le référent à la Seconde Guerre Mondiale est mal placé.

Ce qui s’est passé durant la Seconde Guerre Mondiale, ce n’est pas un seul modèle qui a vu le jour, c’est une multiplicité de modèles. A commencer par des initiatives pour la plupart initiée par l’Etat lui-même. C’est-à-dire la Maison Blanche de Roosevelt et ses conseillers, pour mettre en place une agence centralisant des initiatives importantes pour la défense mais aussi l’économie.

Ces task forces mises en place progressivement dès 1940 – et puis cela s’est accéléré dès l’entrée en guerre des Etats-Unis – ont donné lieu à l’Office for Science & Research Developpement, qui a joué un rôle d’incubateur d’idées, mais qui n’était pas en tant quel tel un endroit où les entreprises existantes collaboraient.

Les initiatives de Roosevelt dans les années 40 ont pour objectif de faire venir dans une même 'administration' toute une série de chercheurs, d’industriels, de techniciens, et d’industriels, pour des tâches différentes de ce que les entreprises réalisaient déjà."

Pour faire émerger autre chose, pour faire émerger de la nouveauté industrielle ?

Kenneth Bertrams : "Absolument. Sur base d’idées qui était, certes dans l’air, mais qui manquaient à la fois de financement et de rencontres institutionnelles. L’idée c’était de mettre des forces vives ensemble, et de créer des plateformes communes.

C’est très différent des initiatives actuelles. Qui sont des manières d’occuper un territoire à partir d’entreprises existantes, pour faire en sorte que le marché du vaccin ne soit pas perdu par certains, et accaparé par d’autres."

Quand Merck et Johnson & Johnson décident de collaborer, l’Etat américain de 2021 n’a rien à dire.

Kenneth Bertrams : "C’est l’autre différence, qu’on oublie.

La Seconde Guerre Mondiale et l’immédiat après-guerre ont été des moments intenses de nationalisations des entreprises. L’Etat devenait 'actionnaire principal' ou 'de référence', et il fixait lui-même le cap et les orientations stratégiques. L’esprit de l’après-guerre, ce sont des entreprises jugées stratégiques et porteuses d’avenir, qui sont pilotées par une administration publique.

Aujourd’hui, ce sont des entreprises qui, elles-mêmes, se mettent ensemble avec des intérêts bien compris. Soyons clairs, la grande différence entre les deux périodes, c’est bien le rôle de l’État. Les État qui activent durant la Seconde Guerre mondiale et les années qui suivent, et qui, d’autre part, sont plutôt des États observateurs aujourd’hui – qui se rendent bien compte que le leadership est plutôt du côté des industries pharmaceutiques.

Même s’il est parfois question d’un 'capitalisme d’Etat' qui reviendrait à la suite de la crise du Covid, nous sommes bien en présence d’une phase de néolibéralisme avec des agendas maîtrisés par des entreprises. Même si les secteurs ont été très friands et gourmands de financement public.

Et donc on se rend bien compte qu’il y a une forme de privatisation des profits, tandis que les crises et les dettes sont, elles, mutualisées."

Alors que l’Etat a effectivement financé massivement, en amont, la recherche liée aux vaccins contre le Covid. Ce n’est pas un paradoxe ?

Kenneth Bertrams : "C’est surtout constitutif du régime d’innovation dont on nous fait croire depuis 50 ans qu’elles viennent des entreprises elles-mêmes. C’est un peu le mythe de la Silicon Valley, déjà battu en brèche par de nombreux travaux.

On oublie assez rapidement que les premières étapes des innovations importantes sont d’origine publique. C’est donc moins un paradoxe que la situation actuelle, de contradiction totale entre l’image que nous avons de l’innovation qui doit supposément sortir de la tête de l’entrepreneur, et d’autre part, la réalité : le financement, la plupart du temps, vient soit directement de l’État, soit indirectement d’un partenariat complexe.

Et il serait bon de se rappeler que cela procède d’un investissement au départ. L’investissement public est donc essentiel."

Le grand tour de force des géants pharmaceutiques, c’est de nous faire croire que l’innovation et les brevets sont les leurs ?

Kenneth Bertrams : "Cela fait partie du stratagème.

Et si l’on met bout à bout l’investissement public, les régimes avec des niches de fiscalité incroyables, et d’autres avantages, ces secteurs ne sont pas à plaindre. Et l’on devrait selon moi réorganiser la manière dont l’Etat devrait être partie prenante dans les commandes et l’orientation.

Le paradigme actuel, qui donne la main libre à ces entreprises, ne justifie pas une situation où l’Etat est bel et bien présent, mais de manière éclipsée."

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