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Séance psy avec Eline Berings: « J’espère qu’un jour, tous les jeunes sportifs verront un psy »

Psychologue de formation, Eline Berings (34 ans) publie régulièrement sur Instagram des phrases qui lui servent de fil conducteur dans sa carrière de sportive. Elle espère ainsi inspirer d’autres athlètes et le commun des mortels. D’autant plus que pendant la crise sanitaire, le mental est mis à rude épreuve. Nous avons sélectionné cinq phrases et avons demandé à la spécialiste du 100 m haies d’ouvrir son manuel de psycho.

« The best thing about the future is that it comes one day at a time. »

(La meilleure chose à propos de l’avenir, c’est qu’il vient un jour à la fois)

ELINE BERINGS: « C’est une phrase d’ Abraham Lincoln que j’ai lue voici peu sur les murs de ma chambre d’hôtel à Düsseldorf. Elle correspond exactement à ce que j’ai ressenti au cours des derniers mois. En période de crise sanitaire, on n’arrête pas de dire que les gens ont besoin de perspectives: Que pourrons-nous faire dans quelques semaines ou dans quelques mois? D’un côté, c’est logique, mais de l’autre, l’avenir est très incertain et on doit sans cesse revoir ses plans. Ça rend les gens anxieux voire dépressifs, car ils s’accrochent à quelque chose d’instable.

Nous devons absolument arrêter de penser que la psychologie du sport est pour les athlètes fragiles mentalement. »

Eline Berings

C’est pourquoi, comme le dit Lincoln, mieux vaut vivre au jour le jour. En psychologie du sport, on n’a d’ailleurs pas attendu la crise sanitaire pour le dire: il faut se focaliser sur le processus, pas sur les résultats. Il faut se demander chaque jour comment on peut progresser. En se reposant bien, en mangeant sainement, en travaillant la vitesse ou la technique… Il faut se fixer des objectifs à court terme, considérer ça comme un jeu et prendre les choses comme un défi dans lequel on trouve du plaisir. Quand on ne s’amuse plus, on stresse. Il n’est évidemment pas possible de progresser chaque jour, mais en ajoutant petit à petit des pièces au puzzle, on évite de se focaliser sur le résultat final. Plus un sauteur en hauteur se dit qu’il doit placer la barre à X mètres, plus il oublie ce qu’il doit faire pour y arriver.

Évidemment, il faut rêver, avoir en tête un objectif final. Dans mon cas, ce sont les Jeux Olympiques. Mais ça doit plutôt être une source d’inspiration dans les moments difficiles. Parfois, je visualise ces grands moments, je pense à l’adrénaline que procure une finale dans un stade plein. Ça m’excite, mais je ne dois pas en faire une obsession. Un an avant ma médaille d’or à l’EURO 2005 juniors, j’avais écrit sur un bout de papier: Eline Berings, championne d’Europe 2005! Mais j’avais ensuite caché ce papier pour ne pas le regarder chaque jour, sans quoi je n’aurais probablement pas décroché le titre.

Aujourd’hui, je ne me demande pas chaque jour si les Jeux Olympiques auront lieu. Ma devise, c’est Control the Controllables: ne contrôle que les choses que tu as en mains. Ne te laisse pas envahir par des éléments externes, aussi frustrants soient-ils. Accepte la situation et fais de ton mieux. Ce n’est pas simple, car, moi aussi, au cours des premiers mois de la crise sanitaire, j’étais parfois fatiguée et énervée par toutes ces informations négatives ou ces compétitions annulées. Puis je m’en suis détachée et je suis revenue à la base: je vis, je respire, je peux bouger, rien ne m’empêche de me donner à fond à l’entraînement, même si les circonstances sont difficiles.

Il y a quelques semaines, par exemple, j’ai dû m’entraîner à Gand dans un complexe glacial: il faisait à peine cinq degrés. J’ai dû accepter de m’adapter, de faire autre chose que ce que j’avais prévu. C’est la même chose à l’échauffement avant un meeting: parfois, on a juste un tapis qu’on doit partager à plusieurs. Face à cela, certains perdent leurs moyens tandis que j’essaye de faire ce que je peux. Je considère ça comme un nouveau défi.

C’est pourquoi, en plus de leur talent, les plus grands sportifs sont à la fois disciplinés et flexibles. Ils exécutent chaque jour leur plan d’entraînement, mais si c’est nécessaire, ils s’adaptent sans perdre leur objectif de vue. Ça les oblige parfois à effectuer un long détour, car dans la vie, les choses se passent rarement comme prévu. En 2015, lorsque je me suis déchiré le ligament croisé et que je me suis retrouvée à l’hôpital, j’ai très vite appuyé sur reset dans ma tête et refait un plan. Puis j’ai entamé ma rééducation et j’ai travaillé au jour le jour, en me concentrant sur l’évolution. »

« Nankurunaisa: trusting in what is to come has immense power to help us to keep going, especially in hard times. »

(Nankurunaisa: la confiance dans ce qui est à venir a un pouvoir immense pour nous aider à continuer, surtout dans les moments difficiles.)

« Au cours de cette rééducation, je me suis tout de suite dit que tout se passerait bien. J’ai découvert voici peu qu’il existe un terme japonais pour décrire cette certitude qu’on était capable de vaincre tous les obstacles, de surmonter toutes les périodes difficiles: Nankurunaisa. C’est pourquoi j’ai adoré le message de la journaliste Martine Tanghe, après son dernier journal sur la VRT: Tout ira bien. Et c’est ce qu’il va se passer, même si la situation actuelle semble inextricable. Je suis même convaincue que dans cinq ans, on se dira que finalement ce n’était pas si terrible. De belles choses émergent souvent du négatif. Le tout est d’y croire. Et de se dire: Je peux y arriver!

Pour cela, l’idéal est d’avoir une routine quotidienne, une structure. Moi, par exemple, je commence à m’entraîner à 10 heures, pas à 10h30 ou à 11 heures. Ma tête et mon corps savent presque inconsciemment que c’est l’heure de se mettre au boulot. Même si, à ce moment-là, je n’en ai vraiment pas envie. Personne n’est motivé chaque jour, même pas les plus grands champions. La motivation est souvent la conséquence d’une action et pas l’inverse. Les entraînements qui donnent le plus de satisfaction sont même ceux au cours desquels il a fallu se battre contre soi-même, contre la fatigue et le manque de motivation. Quand on rentre chez soi, on est tellement fier qu’on est automatiquement motivé pour l’entraînement suivant. »

« Be fearless in the pursuit of what sets your soul on fire. »

(Soyez sans peur dans la poursuite de ce qui met votre âme en feu.)

« On sous-estime souvent la peur de perdre et même celle de gagner. On se demande si on pourra faire aussi bien que la dernière fois, ce qu’il va se passer ensuite… C’est pourquoi il est important de se dire qu’on fait ce qu’on aime, qu’on peut le faire et qu’on veut le faire. Si ça se passe mal, c’est comme ça, on aura au moins la satisfaction de s’être donné à cent pour cent. J’aime aussi cette phrase issue d’un poème de l’autrice australienne Erin Hanson:  » What if I fail? Oh but my darling. What if you fly? » Il ne faut pas se demander ce qu’il va se passer si on échoue, mais ce qu’il va se passer si on fait quelque chose de formidable.

Le tout est de savoir pourquoi on fait tout ça. C’est la théorie du livre de l’auteur anglo-américain Simon Sinek:  » Start With Why ». On demande souvent aux athlètes de fixer leur prochain objectif, de parler de leur but ultime et de la façon dont ils vont s’entraîner pour y arriver. Mais la vraie question, c’est: pourquoi font-ils ce sport? Dans mon cas, c’est parce qu’à 34 ans, je prends toujours du plaisir à franchir des haies, à travailler ma technique, à jouer avec le temps et le rythme, à faire le tour du monde, à rencontrer des athlètes et des coaches qui m’inspirent. Pour les vrais champions, cette motivation intrinsèque compte bien plus que les titres, l’argent et la gloire. Il y a un terme japonais pour cela: Ikigai. C’est le point de rencontre d’une passion, d’une mission, d’une vocation et d’un métier. Quand on l’atteint, on est extrêmement serein.

On sous-estime souvent la peur de perdre. Et même celle de gagner. »

Eline Berings

Ce sont souvent les influences extérieures qui font perdre pied aux athlètes. Parce qu’ils oublient pourquoi ils aiment leur sport et finissent par perdre le plaisir. Voyez Tom Dumoulin. D’après ce que j’ai lu dans ses interviewes, il tentait surtout de répondre à l’attente des fans, de la presse, des sponsors… Quand la pression devient trop importante, on risque de tout perdre. Pour pouvoir gagner, il est essentiel de se dire qu’on peut aussi perdre. Ça se voit avec Wout van Aert. Chaque fois qu’il a terminé deuxième ou troisième, même au Tour des Flandres ou au championnat du monde, on a considéré ça comme une défaite. Heureusement, il gère parfaitement ça, il est assez sobre pour relativiser les superlatifs et la critique. Et surtout, il reste fidèle à la question essentielle: pourquoi est-ce que je fais ce sport? »

« Challenge yourself, but don’t forget to be proud of how far you’ve come! »

(Mettez-vous au défi, mais n’oubliez pas d’être fier du chemin parcouru! )

« J’ai déjà utilisé deux termes japonais, ce n’est pas un hasard. Au cours des derniers mois, je me suis plongée dans la culture et la sagesse japonaise. Ce que je trouve fascinant, c’est notamment la façon dont on magnifie les vertus du repos et de la réflexion. Je ne suis pourtant pas du genre à planer, mais je trouve que c’est très important, tant en sport que dans la vie de tous les jours. Dans les bons comme dans les mauvais moments, il est bon de faire une pause et d’analyser, de se demander pourquoi les choses arrivent. Nous avons tendance à passer d’une chose à l’autre, à ne pas considérer ce que nous avons déjà réalisé. Un sportif, quel que soit son niveau, doit aussi être fier de ses victoires, même les plus petites. Parce qu’elles vont le motiver et lui donner de l’énergie pour atteindre l’objectif suivant.

Dans cette évolution, il est crucial de garder ses valeurs, de savoir ce qu’on représente, de pouvoir se réinventer. Je ne dis pas qu’il faut tout changer chaque année, mais il ne faut pas avoir peur de réfléchir et d’emprunter un nouveau chemin, d’essayer de nouvelles méthodes d’entraînement et de parler avec des gens qui peuvent aider à progresser. C’est ainsi que j’ai déjà changé de coaches à plusieurs reprises, afin de me lancer un nouveau défi, de me motiver. Ça peut marcher ou pas, mais même en cas d’échec, on apprend. »

« The brave man is not he who does not feel afraid, but he who conquers that fear. »

(L’homme courageux n’est pas celui qui n’a pas peur, mais celui qui vainc cette peur.)

« Dans le monde du sport de haut niveau, il faut soigner son image, dégager une impression de puissance et de confiance en soi. Ne surtout pas montrer qu’on doute, surtout en sprint. Pourtant, beaucoup d’athlètes ont peur, c’est une émotion primaire. Tout le monde trouve normal que nous exprimions notre joie, mais pas nos doutes. Il faut se cacher, fuir les autres et soi-même. Pourtant, en soi, le doute n’est pas une émotion négative. À condition de le reconnaître et de pouvoir le transformer en courage. C’est comme être au sommet d’une falaise, regarder en bas et avoir l’audace de sauter quand même. Quand on en est capable, on est libéré et on peut établir des performances incroyables. C’est ce que Nelson Mandela voulait dire lorsqu’il a prononcé cette phrase.

Malheureusement, de nombreux sportifs ne parviennent pas à s’affranchir de leur peur. Ils n’en parlent pas et tentent de résoudre le problème seuls, comme par fierté. Ils se disent qu’ils doivent pourvoir y arriver. Ils laissent traîner les choses jusqu’à ce qu’ils soient complètement perdus, à la limite de la dépression ou du burn out. Ils n’appellent au secours que lorsqu’ils ont pratiquement touché le fond. C’est dommage, car ils perdent ainsi de précieux mois, voire des années.

Un psychologue du sport peut jouer un rôle très important. De nombreux athlètes ne le consultent que lorsqu’il est presque trop tard et qu’ils sont plus âgés. Heureusement, en Belgique, des pionniers comme Jef Brouwers brisent lentement le tabou. Mais nous n’en sommes pas encore au point où chaque jeune sportif considère qu’il est tout aussi normal d’aller voir un psychologue du sport que son kiné ou son diététicien. J’espère qu’un jour, on y arrivera. Même les super athlètes ont un jour été envahis par le stress et le doute. Ces séances chez le psychologue du sport leur a appris à s’attaquer à ces sentiments avant qu’ils ne prennent le dessus. Mieux vaut travailler de façon préventive que curative!

Nous devons absolument arrêter de penser que la psychologie du sport est pour les athlètes fragiles mentalement. La psychologie basée sur le résultat peut aussi apporter une plus-value: de quels outils un sportif doit-il se doter sur le plan mental afin d’être encore meilleur et plus constant? Le mieux serait même que ce soient des gens qui soient constamment sur le terrain, qui fassent partie du staff d’une fédération ou d’un club plutôt que des professionnels qu’on va voir une fois de temps en temps pour vider son sac. Ça leur permettrait de travailler de façon soutenue pour rendre les athlètes plus forts mentalement et ça les rendrait plus accessibles, les athlètes hésiteraient moins à franchir le pas d’aller les voir. Mais hélas, pour des raisons budgétaires, ce n’est souvent pas possible, parce qu’à la différence d’un diététicien, le résultat du travail d’un psychologue n’est pas mesurable ou visible à court terme. Les entraîneurs ont aussi souvent tendance à penser qu’ils sont psychologues. Certains grands coaches font en effet preuve d’empathie envers leurs athlètes, mais la psychologie reste un métier. Heureusement, de plus en plus d’entraîneurs sont ouverts à cette idée.

En cette période extrêmement compliquée, mais déjà avant, on voit combien d’athlètes osent exprimer leurs problèmes. Quand une icône comme Michael Phelps parle ouvertement de ses idées noires, ça aide à briser le tabou et l’image de l’athlète invincible, super heureux et motivé. Je ne demande cependant pas à tous les athlètes de raconter leur histoire dans la presse. Le plus important, c’est qu’ils se sentent en sécurité au sein de leur équipe, qu’ils puissent parler avec leur coach et leur psychologue. Alors, on pourra s’attaquer à leurs problèmes de façon préventive et leur transmettre le courage de vaincre leurs angoisses. »

Eline Berings:
Eline Berings: « On demande souvent aux athlètes de fixer leur prochain objectif, de parler de leur but ultime. Mais la vraie question, c’est: pourquoi font-ils ce sport? »© INGE KINNET

Et après sa carrière?

ELINE BERINGS: « J’aurai 35 ans en mai. J’espère encore participer aux Jeux Olympiques, mais je ne sais pas encore exactement quand je m’arrêterai. Après les Jeux, il sera temps d’entamer une deuxième carrière. J’espère pouvoir rester dans le monde du sport: j’ai près de vingt ans d’expérience, un grand réseau international, un master en psychologie clinique et une formation complémentaire en psychologie du sport. Avec ça, je devrais pouvoir travailler pour une fédération, y encadrer des athlètes ou faire partie de la direction. Ça apporterait une plus-value sur le plan de l’accompagnement mental. »

Eline Berings:
Eline Berings: « Un sportif, quel que soit son niveau, doit aussi être fier de ses victoires, même les plus petites. »© INGE KINNET

Rassembler des sportifs de haut niveau

ELINE BERINGS: « Chaque année, à l’occasion du stage olympique du COIB, je constate combien les athlètes sont motivés à l’idée de croiser d’autres sportifs. On sent et on voit que ça leur donne de l’énergie. Les entraînements sont pourtant disparates, mais quand je parle avec Emma Plasschaert (voile, ndlr), par exemple, je constate que les athlètes de haut niveau ont beaucoup de points communs. C’est pourquoi je crois énormément à la dynamique de groupe. Il est important que les sportifs puissent se comparer chaque jour à des collègues, même dans les moments difficiles. Et que les entraîneurs de disciplines différentes échangent en permanence leurs connaissances.

C’est une des clés du succès des athlètes néerlandais. Ils s’entraînent tous au centre de Papendal, où ils ont toutes les infrastructures et tous les spécialistes sous la main, y compris des psychologues. En Belgique, c’est encore un problème. Nous avons de l’expertise, mais chacun travaille de son côté. Dans un pays fédéralisé, il est peut-être difficile de copier le modèle néerlandais, mais nous devrions tout de même essayer de nous rapprocher. »

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