"Manger local" : comment relocaliser notre agriculture ? Avec quels produits, à quelle échelle ?

"Manger local"

© AJ_Watt - Getty Images/iStockphoto

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Par Daphné Van Ossel avec Emine Bergsoj (graphiste)

Mettre un visage sur ses légumes, savoir d’où vient ce qui se trouve dans son assiette, être assuré de pouvoir manger en période de crise : manger local c’est dans l’air du temps. Ça aiguise les appétits. La relocalisation de l’agriculture est présentée comme la solution face à un système alimentaire mondialisé, dont on a perdu le contrôle.

Les exemples se multiplient. C’est une filière de blé panifiable, qui part de la semence, passe par le champ, puis par un moulin remis en ordre de marche et aboutit à la boulangerie du coin. C’est de la moutarde fabriquée entièrement chez nous, de la graine au produit fini. C’est un maraîcher qui vend ses légumes à la ville toute proche… Le gouvernement wallon investit d’ailleurs près de 12 millions pour soutenir une cinquantaine de projets de relocalisation de notre alimentation.

Mais, plus globalement, que peut-on relocaliser ? A quelle échelle ? Comment faire pour changer le système dans son ensemble ? Nous croisons le regard de trois experts sur la question : Marc Fischer, secrétaire général de l’association namuroise Nature & Progrès, Philippe Baret, ingénieur agronome, professeur à l’UCLouvain, et Nicolas Dendoncker, géographe à l’UNamur.

La Wallonie produit de 6 à 16 fois plus de pommes de terre qu’elle n’en consomme

Pour dire les choses simplement, actuellement, la Wallonie produit trop dans certains domaines et pas assez dans d’autres. Elle produit par exemple au moins six fois plus de pommes de terre qu’elle n’en consomme (voire 16 fois plus, selon les chiffres), la majeure partie de la production partant à l’exportation sous forme de frites surgelées – notamment au Pérou, pays d’origine de la patate… Par contre, le taux d’auto-approvisionnement wallon (c’est-à-dire la part de production locale par rapport à la consommation) n’est que de 17% pour les fruits et légumes frais, 33% pour les céréales panifiables et 10 à 15% pour les élevages ovins et caprins. Pour ces catégories-là, on recourt massivement à l’importation.

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L’idée est donc de se remettre à produire ce que nous mangeons, plutôt que de produire pour l’étranger, pour produire des biocarburants (10% de la surface agricole wallonne est dédiée à la production de biocarburants) ou pour nourrir le bétail (71% de la surface agricole est dédiée aux animaux d’élevage).

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"On peut voir la situation comme une catastrophe ou comme une opportunité formidable, s’exclame Marc Fischer, de l’association Nature & Progrès. On est dans un désert et tout est à construire, c’est bien ! Et en plus, le consommateur est demandeur parce qu’en temps de crise, il cherche toujours du lien. C’est ridicule de cultiver du froment au prix mondial, pour l’exportation, et d’importer par ailleurs de la farine de Chine. Il faut changer le système, produire pour une consommation locale. Et pour ça il faut commencer par créer des unités de transformation (comme les moulins, par exemple) et de commercialisation (comme les criées), qui ont historiquement été implantées en Flandre."

Nous aurions par ailleurs assez de terres pour atteindre l’autonomie alimentaire : "on a 380.000 ha de pommes de terre, or avec 40.000 ha on aurait assez pour fournir la Wallonie et Bruxelles, ça laisse de la marge pour faire autre chose !"

Relocaliser ce qui fait sens

Et pour faire quoi, du coup ? "Ce qui fait sens", répond Philippe Baret, ingénieur agronome (UCLouvain), à savoir :

  • Des produits, comme les céréales, que les Wallons importent alors qu’ils pourraient consommer les leurs.

  • Des produits pour lesquels on a un avantage comparatif, comme pour le chicon par exemple, pour lequel on a une grande expertise.

  • Mais pas des tomates qui ne seraient pas mieux produites qu’en Italie, ou du riz et du café qu’on devra toujours aller chercher ailleurs.

A l’échelle européenne ou wallonne ?

L’ingénieur agronome envisage la relocalisation à l’échelle européenne : "il y a une certaine cohérence entre les agricultures européennes : généralement, des agriculteurs familiaux, sur des échelles raisonnables, avec des normes sanitaires, environnementales et sociales. Il faut une souveraineté à l’échelle européenne dans une logique d’échanges, mais des échanges équilibrés, avec ces normes partagées."

Mais il n’y a pas de consensus sur la question. Pour Nicolas Dendoncker, géographe (UNamur), la relocalisation doit plutôt se faire à l’échelle de bassins alimentaires, c’est-à-dire un ensemble de communes liées à une grande ville. "Un de mes étudiants a étudié le potentiel d’autosuffisance de la commune de Namur, explique-t-il. Selon le scénario, on arrive à environ 30%. C’est-à-dire 30% de la consommation des Namurois qui pourrait être produite au sein de la commune. C’est fictif parce que ça ne correspond pas à l’occupation actuelle des terres agricoles de Namur, mais le potentiel est là."

Alors bien sûr, toutes les villes n’ont pas autant de terres agricoles, d’où l’idée de ceinture alimentaire, de reconnecter les mangeurs de la ville avec les campagnes environnantes. "Et en changeant notre consommation, il serait possible d’atteindre l’autonomie alimentaire à l’échelle wallonne. On a des terres riches et un savoir-faire important. On cultive même du quinoa !"

La relocalisation, ce n’est pas un repli sur soi. Consommer local, c’est une priorité pas une exclusive

Marc Fischer a aussi une préférence pour l’échelle wallonne, mais il complète : "l’objectif de la relocalisation ce n’est pas un repli sur soi, on pourra toujours aller chercher des tomates dans le sud de la France en début et en fin de saison. Il faut une production et une consommation locale mais ce n’est pas une exclusive, c’est une priorité."

La force ascendante des petites initiatives

Nicolas Dendoncker et Marc Fischer croient tous les deux en la force de la multitude de petites initiatives qui se développent aujourd’hui. "Il y a une augmentation exponentielle ces 10-15 dernières années. L’enjeu c’est de répliquer ces initiatives pour qu’elles s’imposent. Et il y a maintenant des coopératives, comme le collectif 5C, qui s’organisent entre elles. Cette mise en réseau est primordiale. C’est une vraie force ascendante", dit le géographe.

Le secrétaire général de Nature & Progrès, lui, fait la comparaison avec le bio : "il y a 40 ans, il y avait de petits producteurs par-ci par-là, puis les volumes ont augmenté, il y a eu des magasins, des coopératives, des grossistes. Mais ça prend du temps…"

La nécessité de planifier

"Je ne crois pas en cette force ascendante, nuance Philippe Baret. Toutes ces petites initiatives peuvent avoir un impact culturel, permettre aux gens de repenser leur alimentation, et recréer du lien au niveau du territoire mais l’impact environnemental et économique est très faible. Ce qu’il faut, à côté de ça, c’est une planification, une labellisation et des projets à une échelle réaliste pour que ce soit viable, qui tiennent la route économiquement. On sous-estime souvent le surcoût de produire en Wallonie."

Et puis, il faut du courage politique : "Les politiques veulent la relocalisation mais ils ne veulent pas arrêter la pomme de terre, c’est contradictoire !"

Les trois experts se rejoignent par ailleurs sur l’importance de changer radicalement la PAC, la politique agricole commune. Aujourd’hui, elle constitue un frein à la relocalisation et, plus largement, à une transition vers un système agroécologique tourné vers le futur. Elle est justement en passe d’être réformée.


Le local, c’est quoi ? :

  • Si les deux vont souvent de pair dans l’esprit des gens, et dans la réalité, "local" ne veut pas dire "durable". Greenpeace le résume bien : "Manger un avocat bio cultivé au Pérou, et transporté jusqu’en Europe de manière économe en énergie, peut se révéler moins nocif pour l’environnement que consommer du bœuf provenant d’un élevage intensif au coin de sa rue." Si réduire le nombre de kilomètres peut être positif, ce n’est pas le transport qui émet le plus de gaz à effet de serre mais la production agricole elle-même.

  • "Local" veut souvent dire "plus juste socialement". On a plus de contrôle sur les modes de production. Mais, tient à préciser Philippe Baret, "cela n’empêche pas qu’un maraîcher bio belge ne gagne que 6-7 euros de l’heure ! Ça, personne ne le dit !"

  • "Local" ne veut pas dire "court". Un circuit court n’implique qu’un seul intermédiaire. La vente directe, elle, n’en implique aucun. Quand on parle d’intermédiaires, on pense souvent à la grande distribution qui fait pression sur les prix, et se "sucre" au passage. Mais il peut y avoir des intermédiaires vertueux. Ils sont même nécessaires car les agriculteurs n’ont souvent pas la capacité de tout faire (stocker, transformer, distribuer…)

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