Vote par internet : l'isoloir ou l'isolement

Vote par interner : l’isoloir ou l’isolement

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Par Bertand Henne

A la demande du ministre Pieter De Crem, le service public fédéral intérieur a commandé une étude de faisabilité sur le vote en ligne lors des élections. L’information est révélée par le site d’info Apache.

Voter par Internet on le fait déjà en Estonie. Beaucoup de technophiles jugent que ce serait une manière d’impliquer beaucoup plus le citoyen dans la vie de la cité. On pourrait non seulement voter pour renouveler les parlements, mais aussi donner son avis sur toute une série d’autres thèmes. On pourrait imaginer des consultations populaires beaucoup plus simple et fluide.

Et pourtant le vote par internet suscite le malaise et des questions éthiques légitimes.

La sécurité

C’est sur cette question de la sécurité que va essentiellement porter l’étude. Les questions de sécurités évoquées sont ici un peu identiques à celles soulevées par le vote électronique déjà utilisé à Bruxelles et en Flandre. Nous sommes face à une technologie complexe qui ôte la possibilité de contrôle citoyen lors de l’opération de dépouillement. C’est un premier danger même si on pourrait imaginer, comme pour le vote électronique, que la technique soit encadrée et maîtrisée. C’est possible mais jamais autant que ce qui est permis par la simplicité du vote papier.

L’influence

Si l’Etat prévoit des isoloirs c’est pour s’assurer que le vote est personnel. Qu’il n’y a pas d’influence extérieure, par exemple celle d’un parent, d’un patron ou d’un mandataire en place. Le vote par internet, ou du reste le vote par correspondance qui se pratique dans certains pays, ne permet pas de s’en assurer. Et malgré toutes les évolutions possibles de la technique le vote à distance ne permettra jamais la même assurance que l’isoloir.

La reconnaissance

Ce n’est pas l’argument éthique le plus évident. Mais c’est celui qui compte le plus à mes yeux. La reconnaissance c’est ce qui se passe le dimanche lorsque vous vous déplacez dans votre bureau de vote. Vous y croisez des autres citoyens. Des autres, qui sont peut-être riches, des pauvres, des vieux. Des Belges qui sont là depuis peu croisent des Belges qui le sont depuis leur naissance.

Des autres que vous ne croisez pas nécessairement tous les jours. Des autres que vous ne croiserez sans doute jamais sur les réseaux sociaux ou les algorithmes vous enferment dans votre bulle et vous garantissent le confort de l’entre-soi. En nous déplaçant nous nous reconnaissons mutuellement comme citoyens.

Cette reconnaissance n’a rien d’évident. N’oubliez pas ce qui s’est passé en 1893. Des manifestations monstres, une grève générale et des dizaines de morts pour le suffrage universel. L’oligarchie industrielle et aristocratique qui accapare le pouvoir résiste. Elle accepte d’abandonner le scrutin censitaire (payant) mais avec des conditions. Le vote est seulement étendu aux hommes, pas aux femmes. Le vote est "tempéré par le vôtre plural". En clair, les propriétaires gardent trois voix, là où les ouvriers et paysans n’en ont qu’une.

Voilà ce qui peut ressembler à une défaite alors qu’à l’époque d’autres pays en Europe sont déjà passés au principe d’un homme une voix. Et pourtant, il se passe quelque chose lors de ces premières élections ouvertes mais encore inégalitaires. L’historien Marcel Liebman raconte la fierté pour les ouvriers et paysans de se retrouver là, dans une file. Il raconte la patience, l’attente, le temps qui passe. Le temps qui permet de se trouver là, avec les autres enfin reconnus par leur pays comme des citoyens. La fierté de partager un droit. Avec leurs pieds, et avec leur patience, le peuple dira Liebman est devenu politiquement incontournable. C’est ça aussi la reconnaissance.

Voter par internet c’est prendre le risque de s’oublier. S’oublier en tant que communauté politique et n’être plus que des individus.

Voter par internet c’est détruire encore un peu plus le lien social, c’est désacraliser l’opération de vote et la rendre aussi vulgaire qu’un like sur Facebook.

Nos pieds et notre patience, c’est le prix de la reconnaissance. Car au bout du compte, l’isoloir nous protège de l’isolement social.

La démocratie 4.0, c’est la démocratie zéro tout court.

 



 

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